Travail, les raisons de la colère

DE GAULEJAC Vincent, Éd. du Seuil, 2011, 335 p.

Le travail occupe une place centrale dans l’existence. Au-delà des ressources financières qu’il procure, il fournit un statut, une position sociale et constitue l’un des principaux facteurs d’accomplissement de soi. Mais si l’activité salariée peut privilégier l’avènement du sujet en répondant à sa quête identitaire et en assurant tant son émancipation que son épanouissement, elle peut tout autant produire son assujettissement, dès lors où elle s’accomplit dans la contrainte, la servitude ou l’aliénation. A l’époque du capitalisme industriel, cette frontière se cristallisait autour de conflits portant sur la rémunération, les conditions et le temps de travail. Les profondes mutations des dernières décennies ont déplacé la charge du registre physique vers le registre psychique. La révolution managériale qui prétendait réconcilier l’homme avec l’entreprise a, en réalité, transformé l’humain en variable d’ajustement de la rentabilité. La financiarisation de l’économie pousse à exiger une rémunération du capital de plus en plus importante : on ferme des sites rentables, on restructure des secteurs pourtant productifs. L’adaptabilité, la mobilité et la flexibilité, qui constituent les nouvelles exigences de la performance, sont à l’origine d’un stress faisant de la souffrance au travail un phénomène social total. Que ce soit l’insatisfaction croissante, la rupture de confiance, l’épuisement professionnel ou les troubles psychosomatiques, le mal-être grandissant provoque des arrêts de travail, une consommation de psychotropes et un absentéisme dont l’impact a pu être évalué à 3 ou 4 % du PIB des pays développés. Les valeurs traditionnelles faites de considération, d’honnêteté et d’intégrité sont bafouées, faisant la place au décalage entre le prescrit et le réel, à l’empêchement d’agir et à la confrontation aux exigences contradictoires. La santé au travail n’est pas considérée comme une condition de la prospérité de l’entreprise, mais comme un capital qu’il reviendrait à chacun de faire fructifier. Dans le privé, c’est France Télécom qui est l’illustration la plus catastrophique de cette stratégie. L’objectif d’un gain de productivité de 15% en quinze ans a conduit à un plan de 22.450 départs, provoquant près de 190 suicides en dix ans. Dans le service public, la RGPP a privilégié la culture du chiffre et de la rentabilité financière à travers la doxa du contrôle de gestion qui prime sur le sens du travail et sur l’humain. Procédures et référentiels sont sensés tout régler : le triomphe de la rationalité instrumentale conduit à une instrumentalisation de la créativité et à une normalisation des comportements. Les salariés sont d’autant plus en quête de reconnaissance qu’ils ne se retrouvent plus dans ce qu’ils font.

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°1084 ■ 29/11/2012