Au carrefour de l’exploitation
Grégoire Philonenko, Véronique Guienne, Editions Desclée de Brouwer, 1997, 160 p.
En l’espace de 20 ans, de 1970 à 1990, la part du petit et moyen commerce a diminué de 41 %. Dans le même temps, les grandes surfaces progressaient de 47%. Si les premiers ont perdu 133.000 employés, les seconds en ont recruté 244.000. Mais à quel prix ? La logique de l’exploitation et de l’aliénation n’a guère évolué depuis des dizaines d’années. On retrouve les mêmes images récurrentes de fatigue, d’absurdité, d’arbitraire et de manipulation du personnel considéré comme une main d’œuvre taillable et corvéable à merci. Cela concerne notamment les petits cadres de la grande distribution. Le livre de Philippe Philonenko nous en fait une démonstration éclatante. Quand il entre chez Carrefour, ce n’est pas en tant que sociologue qu’il deviendra quelques années plus tard. Il n’est pas là pour élaborer une quelconque théorie de la sociologie des organisations. Il a besoin de travailler : un hypermarché doit ouvrir à la porte de Montreuil et recherche 300 employés. Dès son arrivée dans l’entreprise, il investit son nouvel emploi et fait preuve d’efficacité. Ce n’est que plus tard qu’il analysera les mécanismes pervers du mode de fonctionnement et notamment les deux ressorts qui structurent l’organisation du travail : le contrôle extérieur et l’intériorisation des contraintes. Le contrôle est réalisé à partir d’un système informatique qui sous prétexte de gérer au mieux les stocks aboutit à une mise sous surveillance des moindre actes –et erreurs- de chaque membre du personnel. L’intériorisation
des contraintes s’effectue sous la forme d’une véritable soumission psychique qui aliène l’individu à une volonté extérieure au détriment de sa propre existence. L’auteur nous décrit sa vie de famille, sa santé, son équilibre personnel sacrifiés pour le bien de son entreprise et la réalisation du chiffre d’affaire. La pression exercée est constante, y compris sur le chemin de la pause-café où les résultats de chacun sont affichés. La promotion sociale dans l’entreprise se concrétise par un salaire passant de 6899,93 F brut pour 143 heures à 10.351 F pour 290 heures mensuelles. Grégoire Philonenko estime à 3.600.000 le nombre d’heures supplémentaires accordées gratuitement par les cadres de Carrefour. Ce qui représenterait 1.800 emplois à temps plein. Le groupe n’en sera pas vraiment reconnaissant : dès qu’un signe de faiblesse apparaît ou qu’un nouveau directeur veut reconstituer une équipe dont il sera à l’origine, tous les moyens seront bons pour pousser à la démission (car Carrefour évite de licencier pour préserver son image de marque).
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°442 ■ 14/05/1998