Lee monde n’est pas une marchandise - Des paysans contre la malbouffe

José Bové et François Dufour (entretiens avecx Gilles Lumeau) éditions La découverte, 2000, 238 p.

« Les travailleurs sociaux doivent-ils être des militants ? » s’interrogeait Lien Social dans son colloque d’Octobre  1999. Les professionnels qui travaillent à l’insertion des exclus ne peuvent rester indifférents à la nature du monde qu’ils veulent leur faire intégrer. Bien sûr, il y a l’action associative, syndicale ou politique que chacun peut mener en tant que citoyen. Mais il y a aussi ces réalités en pleine mutation qui interpellent le travail quotidien. Le livre de José Bové et François Dufour en est le témoin vivant.

Quand elle décida en août 1999, d’incarcérer José Bové et 5 de ses compagnons, Nathalie Marty, juge d’instruction de son état, n’imaginait pas une seule seconde l’immense caisse de résonance qu’elle allait offrir à la Confédération paysanne. Il ne s’agissait pas de réprimer le commando d’agriculteurs qui avait mis à sac quelques semaines plus tôt le bureau d’un ministre de la République. Non, ceux-là courent toujours. Il s’agissait de sanctionner le démontage des premiers panneaux de construction du Mac Do de Millau. Les 19 nuits de prison de José Bové ont permis de faire sortir d’un relatif anonymat un combat qui ne peut qu’intéresser tous les partisans d’une vision humaniste du monde aux premiers rangs desquels les travailleurs sociaux s’honorent d’être. Le livre d’entretiens des deux leaders paysans permettra à chacun de se faire sa propre opinion sur un sujet largement médiatisé mais qui mérite qu’on aille voir à la source. L’ouvrage revient d’abord, sur un certain nombre de détails cocasses ou émouvants. Ainsi, de cette intervention des Renseignements généraux auprès des organisateurs, à la veille de la manifestation. Ils leurs proposent de « demander au directeur de Mac Do une pancarte ou quelques chose que vous pourriez démolir, ça ferait plus symbolique » !… Ou encore, notre Juge d’instruction trouvant que, décidément, il était trop dangereux de transférer les paysans arrêtés du commissariat au palais de justice (il y a juste une rue à traverser protégée par deux escadrons de CRS) et décidant de se transporter elle-même dans les locaux de la police pour la procédure de mise en examen. Sans oublier le regard plein de mansuétude porté par José Bové sur ses compagnons de prison (qui le lui rendent bien d’ailleurs), ainsi que les centaines de chèques qui affluent des quatre coins de l’hexagone et même de la planète pour payer sa caution. L’action syndicale a depuis longtemps été émaillée de telles péripéties. Mais jamais, peut-être, les revendications mises en avant n’ont eu un écho si universel. Tout commence par le choix fait après la seconde guerre mondiale d’atteindre l’autosuffisance alimentaire et de garantir des denrées au plus bas prix. L’Europe naissante va s’y employer avec succès dès 1957, au travers du marché commun agricole. On remembre, on assèche, on arase haies et talus, le modèle technique utilisé étant celui de l’industrie : intensification, spécialisation des exploitations, rationalisation et segmentation du travail, standardisation des produits. Le résultat est spectaculaire. Une fois l’autosuffisance atteinte, l’Europe agricole décide de continuer sur la lancée productiviste et se tourne vers l’exportation, venant concurrencer et ruiner les agricultures du tiers-monde à coup de produits massivement subventionnés par le contribuable européen. Les effets pervers sont terribles. Si l’activité agricole occupe toujours la moitié du territoire, le nombre d’agriculteurs a été diminué par … dix. Ceux qui ont survécu n’ont cessé de s’endetter toujours plus, devenant l’otage d’une industrie agro-alimentaire fournissant massivement engrais, pesticides, machines de toutes sortes. Produire pour produire, tel est devenu le leitmotiv qui tourne le dos aux méthodes respectueuses des rythmes et cycles naturels de la nature, ainsi que des considération sociales et environnementales : « c’est le marché assisté par la science contre les hommes et les territoires. » (p.113) Tout est bon pour accroître à l’infini la productivité. L’utilisation des hormones de croissance ? Elle permet de gagner 5 à 10% de poids de carcasse en plus soit entre 500 et 1000F de plus par bête. L’usage des antibiotiques ? Il devient massif pour assainir un cheptel affaibli par l’intensification des performances et la concentration des élevages. Des 14.000 variété de riz présentes en Asie, cultivées en fonction de l’altitude, du degré d’humidité, du goût et des formes recherchés, les multinationales semencières n’en proposent plus que 5 ou 6 qu’elles ont génétiquement modifiées, devenant par là même propriétaires de leur utilisation (interdisant ainsi la pratique millénaire de la réutilisation des graines produites par la récolte). Et, c’est l’affaire des farines alimentaires pour ruminants où l’on recycle des carcasses d’animaux malades et divers déchets, avec pour résultat l’épidémie de la maladie de la vache folle transmissible à l’homme. Et c’est en Bretagne les déjections porcines qui libèrent chaque année 300.000 tonnes d’amoniaque dans l’air et de nitrate dans les nappes phréatiques (équivalent aux rejets de 35 millions d’habitants). Les 10 milliards d’aides publiques destinées à équiper en station d’épuration ont surtout permis d’agrandir illégalement les gros élevages porcins (allant parfois jusqu’à les tripler !). Le lecteur pourra aisément continuer cette énumération des aberrations … Pourtant, des solutions existent. Cela relève d’un choix politique clair : renoncer au productivisme, maîtriser les productions, se limiter aux besoins alimentaires de l’Europe. Les « Contrats territoriaux d’exploitation » vont dans ce sens. Ils favorisent la filière qualité, la diminution des quantités d’engrais utilisés, la lutte contre l’érosion des sols, le maintien de l’emploi… Mais, sur les 100 milliards de Francs d’aide publique que reçoit l’agriculture française, 2 sont accordés à ces contrats contre 70 pour l’agriculture productiviste. On est bien loin du Mac Do de Millau et pourtant si proche…

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°540 ■ 20/07/2000