Qu’est ce que la richesse?
Dominique MEDA, édition Aubier, 1999, 423 p.
Après avoir longuement interrogé la notion de travail (« Le travail, une valeur en voie de disparition », cf. Lien Social n°369), Dominique Méda récidive avec bonheur. A son tableau de chasse, cette pourfendeuse d’évidences, accroche ici un nouveau trophée : la richesse. Nos sociétés explique d’emblée l’auteur se prétendent riches au prétexte qu’elles amèneraient sur le marché une profusion de biens et de services que les individus s’approprient et consomment. De fait, en 30 ans, la France a triplé son Produit Intérieur Brut, triplant donc théoriquement sa richesse. Le spectacle que donne notre pays avec une exclusion galopante ne vient pas confirmer une telle hypothèse. Dominique Méda dénonce trois coups de force d’une science économique qui s’est imposée progressivement depuis le début de l’ère industrielle comme seule et unique tableau de bord du bonheur humain.
Premier coup de force, dont sont responsables les premiers économistes tels Malthus ou Jean-Baptiste Say, mais qui a été allègrement repris par les techniciens de la comptabilité nationale : seule la production des biens et des services échangés sur la marché peut être considérée comme richesse. A l’inverse, tout ce qui ne bénéficie pas de transaction marchande est perçu comme parfaitement improductif. Un professeur de collège qui dispense son savoir est donc une charge pour la société jusqu’à ce qu’il se mette à monnayer des cours particuliers auquel cas, il devient créateur de richesse ! Cette logique en vient à accrocher la notion de bien-être au seul taux de croissance de la production, en méprisant au plus haut point d’autres facteurs tels l’instruction acquise, l’égalité des sexes, le degré de violence, l’état de santé de la population, son degré de stress et d’angoisse, la qualité de l’air ou de l’eau… toutes choses essentielles à l’équilibre du citoyen mais considérées comme quantité négligeable par nos économistes. Jamais, on ne se félicite de la part toujours grandissante que représente le budget de la santé (pourtant source de mieux-être) dans le PIB. Bien au contraire, on s’en plaint, y voyant une catastrophe, et l’on cherche à le réduire. Ces dépenses sont ni plus ni moins présentées comme un furoncle, une sangsue sur une production dont rien ne doit venir contrarier la croissance.
Et, c’est bien là, le second coup de force de l’économie : la croissance n’aurait pas de fin car les besoins seraient infinis. Il y a, en fait, amalgame entre le besoin qui est satiable et parfois vital (besoin de s’alimenter, de boire, d’affection…) et le désir qui est insatiable et n’est jamais vraiment comblé. « L’économie vit de cette confusion : elle vit sur le désir et non pas sur le besoin, ou sur le grimage du désir en besoin. » (p.89) Tout comme cette idée d’un consommateur roi faisant la pluie et le beau temps sur un marché en fonction de sa décision d’achat et qui s’appuie sur une inversion de perspective : « ce ne sont pas les besoins des consommateurs qui déterminent la production (…) mais bien des producteurs qui s’efforcent d’inventer des produits (et des représentations de celui-ci) susceptibles d’exciter le désir du client ou mieux de susciter de nouveaux désirs. » (p.87)
Troisième coup de force, celui qui consiste à se réjouir du taux de croissance sans s’inquiéter du comment cette consommation se répartit au sein de la population. Au prétexte de satisfaire les besoins de tous, ce sont les désirs des catégories les plus solvables qui sont comblés, cependant que les plus démunis voient leurs besoins primaires de moins en moins pris en compte.
Allègrement, se trouvent ainsi assimilés la production, la consommation et le progrès comme si le bonheur avait pour seule et unique source la productivité. Kende a proposé six critères pour définir la notion de progrès : amélioration du bien-être physique/protection et allongement de la vie/rationalisation des efforts/élargissement du savoir et de la culture/postulat se justice. A l’aune de cette approche, l’accroissement des biens de consommation ne représente qu’un des facteurs concourant au bien-être humain. L’ensemble des besoins, désirs et pulsions nécessaires à son équilibre ne se réduit pas en temps quantifiable de produit et d’avoir. Il devient urgent que la comptabilité nationale sensée déterminer la bonne santé de notre société, intègre enfin une comptabilité patrimoniale (prenant en compte l’état des ressources naturelles, de l’environnement …) ainsi qu’une comptabilité sociale (faisant le point de l’effet sur le lien social, sur la qualité des relations humaines …). Ce qui est bon pour la consommation n’apparaîtra alors pas forcément bon pour la société, démontrant que la croissance peut se traduire par des dégâts considérables tant pour le cadre que pour la qualité de vie de la population.
Il ne s’agit pas ici de dénier tout droit d’existence aux activités productrices qui fournissent effectivement les produits qui nous sont nécessaires. Ce dont il est question, c’est bien de replacer cette source de richesse à sa juste place aux côtés d’autres formes d’activités humaine que sont les activités amicales, amoureuses, familiales, culturelles et politiques (dans le sens de la participation à la vie de la cité) tout aussi nécessaires et importantes à l’épanouissement humain. Cette segmentation du temps n’a pas toujours existé. Auparavant, travail, fête, famille, sociabilité de rue se mêlaient. Le temps de loisirs a été inventé pour permettre la reconstitution d’une force de travail que l’industrialisation avait plutôt tendance à épuiser. Les libéraux se sont lancés dans l’éloge sans limite du travail. Cherchant à démontrer que l’ensemble des activités humaines sont en fait travail, ils proposent de transformer chaque citoyen en prestataire vendant au plus offrant son savoir-faire (en dehors de tout contrat et de toute régulation). A l’opposé, dans le sillage de la réduction du temps de travail se développe un autre combat qui ne pourra l’emporter qu’à condition de placer à côté de l’objectif du partage du travail, la promotion d’autres ambitions : celle de disposer plus de temps pour les enfants, pour le conjoint, pour soi ou pour la collectivité.
Jacques Trémintin – Août 1999