La malchance sociale
Pierre MANONI, Odile Jacob, 2000, 240 p.
Il est des ouvrages dont la lecture vient résonner avec le quotidien du travailleur social. Le livre de Pierre Manoni fait partie de ceux-là. Nous sommes nombreux, je crois, à les avoir croisés et accompagnés, ces usagers qui apparaissent comme victimes d’un impitoyable destin ou d’une implacable tragédie. D’autres encore, ont fait de leur vie un effroyable ratage : anéantissement personnel, naufrage affectif, mort sociale. L’auteur a conçu pour ces situations un nouveau concept, celui d’abdiction (ne pas confondre avec addiction qui est cette quête insatiable d’un produit). L’abdiction caractérise un comportement fait de renoncement et d’abandon. Le noyau de cette dérive est constitué par la dépréciation de soi, l’incapacité à être ce que l’on pourrait être, la faillite du rapport au monde et aux autres. L’origine du processus est à chercher du côté du déficit des mécanismes du moi interne, mais aussi -et l’un interagit sur l‘autre et réciproquement- dans la dynamique sociale générale. Car si la fragilité de l’individu et sa vulnérabilité liées à un bas niveau de confiance en soi jouent au départ un rôle essentiel, la rupture du lien social est aussi à mettre en relation avec un mode de fonctionnement de la société qui organise et canalise l’expulsion et le rejet de ces sujets d’une façon quasi systématique. Lorsque le faible sens critique, l’incapacité à tolérer la moindre frustration et la recherche immédiate de satisfaction compensatoire rencontre le mécanisme d’exclusion sociale basé sur la mise au ban de l’excédent de la population, du surnuméraire, alors surviennent les passages à l’acte contre les autres et/ou contre soi-même. Cela se passe sous une forme de déchéance et de repli complet sur soi ou de revendications agressives, mais aussi de toxicomanie ou de prostitution, autant de manifestations pouvant déboucher sur un deuil de soi. Le Moi vidé de son énergie créatrice, de sa tension énergétique en est réduit alors à l’état de déchet s’enfermant dans un effondrement narcissique, une intériorisation de l’échec, dans la répétition des expériences négatives et des stratégies de catastrophe. Face à ces situations, la société a une responsabilité première. Et, tout d’abord, en matière de prévention. L’école doit y jouer un rôle essentiel, afin de servir non seulement d’observatoire des signes avant coureurs chez les enfants et les jeunes (futurs adultes), mais aussi de renarcissisation par le renforcement positif de tout ce qui peut l’être. La prise en charge thérapeutique peut, de son côté, à partir de l’autobiographie aider le sujet à se réapproprier le discours sur lui-même. Quant aux travailleurs sociaux, ils peuvent proposer une requalification par un entraînement aux compétences et habiletés sociales : « la finalité de l’intervention est donc bien de redynamiser les capacités d’autonomie des sujets et de les amener à gérer par eux-mêmes leur situation » (p.225) Quand je vous disais qu’on était sur la même longueur d’onde.
Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°582 ■ 28/06/2001