La police hors-la-loi. Des milliers de bavures sans ordonnances depuis 1968
Maurice Rajsfus, Le Cherche Midi Editeur, 1996, 391 p.
1993 : Un garçon de 20 ans fume dans le hall de son immeuble. Arrive une voiture de police. Le jeune-homme remonte précipitamment dans son appartement. Réaction suspecte s’il en est: il est rattrapé dans les escaliers par trois policiers qui très vite le menottent et le rouent de coups. Son père et son frère interviennent et sont à leur tour malmenés. Les deux frères sont embarqués et au terme de la garde à vue sont inculpés « d’outrage à agent ». Un tel événement ne peut se passer que dans un ce ces pays livrés à la brutalité policière.
1993 : toujours, un groupe de jeunes fête un anniversaire. Quand tout à coup une brigade d’intervention surgit brusquement projetant des bombes lacrymogènes par les soupiraux du sous-sol. Un tel acte est bien digne de l’arbitraire d’un régime totalitaire.
1978 : un adolescent de 15 ans arrêté en pleine rue pour vol à l’arracher hurle sous les coups d’un groupe de policiers. Témoin de la scène, un universitaire proteste et veut relever le numéro minéralogique du véhicule des tortionnaires. Mal lui en prit ! Convoqué au commissariat le lendemain, il est à son tour roué de coups et copieusement insulté. Souffrant d’une perforation du tympan, il sera néanmoins inculpé de « rébellion et incitation à la violence, coups et blessures à agents ». Heureusement, de tels abus ne peuvent se dérouler dans un pays démocratique !
Le lecteur l’aura compris, ces trois exemples, ainsi que des milliers d’autres se déroulent depuis des années dans notre belle République. Ils se sont déroulés respectivement à Noisy-le-sec, Amiens, et dans le XV arrondissement de Paris. Seule une loi punissant de 100.000F toute révélation de l’identité d’un fonctionnaire de police empêche de citer des noms.
L’ouvrage de Maurice Rajsfus, véritable « livre blanc » des bavures policières nous présente sur 390 pages une triste et terrifiante litanie de cette violence au quotidien dont se rendent coupables certains policiers. Il est vrai que l’institution policière ne s’est guère montrée exemplaire ni pendant l’occupation allemande, ni durant la guerre d’Algérie, agissant comme auxiliaire dévoué du pouvoir en place. Ses exploits plus contemporains ne sont guère plus dignes.
L’auteur commence son récit par l’année 1968. Matraquage de blessés, refus d’assistance et obstruction aux soins médicaux ne font pas partie des pages les plus glorieuses de forces d’intervention qui se sont surtout fait remarquer par leur brutalité extrême. Les gouvernements qui se succèdent dans les années qui suivent, paniqués à l’idée d’être à nouveau confrontés à un mouvement subversif, élèvent la provocation et la répression au stade d’une véritable stratégie de terreur blanche. « L’Etat se veut entouré d’ennemis permanents: étudiants, ouvriers, fonctionnaires, commerçants et il ne semble trouver refuge que dans l’exhibition des forces publiques se déplaçant en formation importante » déplore Gérard Monatte, syndicaliste policier de cette époque. Depuis cette période, la démonstration a été souvent faite qu’il y a plus d’incidents lors des manifestations quand la police intervient que lorsqu’elle n’intervient pas (quand la preuve n’a pas été apportée que ce sont des policiers en civil qui incitent à l’émeute !).
La force armée policière apparaissant comme un pilier du pouvoir, celui-ci a sous tous les régimes tenté de ménager cette institution en cherchant à lui faire plaisir. Les bavures sont dès lors apparues comme partie intégrante du paysage et ont constitué les faux frais de toute politique sécuritaire efficace. Les dérives sont couvertes jusqu’à l’absurde: démentir l’évidence, dénigrer les victimes (souvent qualifiées de « connues des services de police »), inculper d’outrages à agent face à toute critique ou remarque. Quand les preuves des exactions s’imposent (l’ouvrage de Rafjus rapporte plus de 500 procès de policiers et gendarmes en 27 ans), les circonstances atténuantes permettent de bénéficier plutôt du sursis. Même si des révocations sont décidées et des condamnations prononcées, on ne peut considérer le fonctionnaire de police comme justiciable au même titre que n’importe quel autre citoyen.
Pierre Viansson Ponté exaspéré, explosait en 1978, dans son journal « Le Monde » en énumérant les délits non-codifiés qui motivaient l’action policière: délit de promenade (être là où il ne faut pas au mauvais moment, par exemple près d’une manifestation), le délit de jeunesse (avoir les cheveux longs a constitué très longtemps une circonstance aggravante), le délit d’altruisme (s’occuper de ce qui ne vous regarde pas comme par exemple protester contre un tabassage dont on est témoin), délit de lenteur (à accepter par exemple de se mettre nu lors d’un interrogatoire) toutes choses qui vaudront interpellation, passage à tabac et inculpation pour violences à agent.
L’humiliation et les mauvais traitements ne sont pas les seuls aboutissements de certaines bavures. On meure aussi facilement dans les commissariats surtout si on a la peau colorée. Mais vous comprenez « je ne l’ai pas fait exprès », ou « le suspect a voulu me désarmer », ou encore « le coup est parti tout seul », ou aussi « ma main a glissé », ou enfin « il s’est emparé de mon arme et s’est suicidé » suffisent à être couvert par la hiérarchie. Pourquoi dans ces conditions, s’en priver ?
Le violent réquisitoire de Maurice Rajsfus constitue en même temps un vibrant appel à l’instauration d’une autre culture institutionnelle.
Ainsi explique-t-il, l’objectivité voudrait que lorsqu’un fonctionnaire fait une faute, on le dise franchement et publiquement au lieu de le camoufler, donnant l’impression d’un vaste réseau de complicité.
La formation des policiers est passée en 50 ans de trois semaines à six mois. Pour autant les épreuves sportives et de précision de tir sont encore bien plus valorisées que la connaissance du droit et du code de procédure pénale. On est loin des 3 ans de formation des policiers britanniques chez qui on cherche avant tout à développer la maîtrise de soi !
La priorité donnée à la répression sur la réflexion s’explique par le fait que le policier agit au nom de l’ordre et non du droit. Bien sûr, parmi les 120.000 fonctionnaires actifs, il y a quantité de braves gens doués de raison. Mais, comment peuvent-ils résister très longtemps face à l’action quotidienne et délétère de parfaites brutes racistes qui agissent en toute impunité.
« Sans une volonté politique du gouvernement, on ne pourra mettre un terme aux bavures policières » affirmait Bernard Delplace, secrétaire général du Syndicat Général de la Police en 1979. Sa réflexion reste d’actualité.
Peut-être serait-il bon de terminer cette rubrique par une anecdote que l’on voudrait exemplaire et peut-on espérer pas trop utopique:
« La scène se passe le 4 février 1991, à Paris, à la station de métro République. Un usager s’adresse à un brigadier:
’’- Je vous observe, vous contrôlez toujours les mêmes gamins ...- Comment ça, les mêmes ?
- Les basanés, les fripés, les mal sapés ...
- On contrôle qui on veut ! Et circulez, sinon on vous embarque !
- Ah oui ? Pour quel motif ?
- Vous m’outragez !
- Je vous outrage parce que je remarque que vous ne contrôlez qu’une partie de la population? Mais je m’étonne que vous fassiez des contrôles d’identité. C’est interdit. Vous n’avez pas le droit de palper non plus.
- Toi, tu veux vraiment qu’on t’embarque !
- Allez-y, qu’un s’amuse un peu ...’’
Et l’usager sort une carte tricolore. Le brigadier marque un garde-à-vous: « excusez-moi, monsieur le Commissaire » (p.302)
Jacques Trémintin –LIEN SOCIAL ■ n°375 ■ 28/11/1996