L’univers pénitentiaire - Du côté des surveillants de prison

Dominique Lhuilier et Nadia Aymard, Desclée de Brouwer, 1997, 287 p.

Les évolutions et ruptures socio-économiques se sont toujours répercutées au sein des institutions en charge du contrôle et de l’ordre social. Le système pénitentiaire n’a pas échappé à cette règle. Depuis une quinzaine d’années, de multiples transformations y ont eu lieu. En tout premier, du côté de la population carcérale qui a connu des modifications tant quantitatives (le nombre de détenus a augmenté de 50%) que qualitatives (de moins en moins de délinquants issus du « milieu » au profit de toxicomanes, d’immigrés clandestins et de condamnés pour moeurs). Résultat : une plus grande intolérance à la prison, une auto-régulation défaillante au sein d’une population pénale qui ne se réfère plus à aucun code d’honneur, plus grand mépris et agressivité à l’égard des surveillants. Du côté de ces derniers, on note une arrivée massive de jeunes professionnels (plus de la moitié sont là depuis 1981 et ont moins de 40 ans). Le statut de la fonction publique et la pression du chômage attirent en outre de plus en plus de bacheliers. Quant aux conditions de la détention, elles se sont notablement améliorées: droit à la presse, à la radio, à la télévision, accès possible bien que limité au téléphone pour les longues peines, parloirs sans séparation, réduction du pouvoir discrétionnaire des gardiens. Tous les éléments sont réunis pour une crise de légitimité de la profession de surveillant : « Avant, les détenus avaient une tenue pénale, pas de montre, pas de télé, le coiffeur était obligatoire; ils étaient respectueux, se découvraient pour saluer, n’adressaient pas la parole comme cela à un surveillant ... le personnel aussi était différent, il y avait beaucoup d’anciens recrutés après la guerre, d’ex-prisonniers, des pieds-noirs... C’était la loi du silence, il était interdit de discuter avec un détenu » (un surveillant-chef cité p.28)

L’ouvrage de Dominique Lhuiler et de Nadia Aymard se présente comme une véritable radiographie d’une profession déconsidérée et méprisée. Sa lecture nous permet d’entrer dans les attributions et limites d’un métier qui mérite à être mieux connu. Au coeur de l’incarcération, « l’affirmation de la contrainte doit se doser savamment: ni trop, ni trop peu... sous peine de voir l’ordre compromis » (p.47). Dès lors se joue le pouvoir entre une hiérarchie qui veut se réserver la possibilité d’interpréter et de déroger aux règles, les détenus qui cherchent à élargir les limites des contraintes et les surveillants qui font tout pour rester maître du jeu. La règle et sa stricte application ne conviennent pas quand il n’y a pas de permanence, de stabilité et d’uniformisation du traitement des situations. Il faut au contraire que le gardien fasse preuve d’une grande adaptabilité, gérant la détention à coup de privilèges et de sanctions. D’où une grande incertitude « source d’insécurité pour le surveillant (qui)st liée ici à la fois à l’imprévisibilité des comportements des détenus et aux écarts entre le travail réel et le travail prescrit, entre le formel et l’informel, entre la règle et l’usage et à l’absence d’assurance du soutien de la hiérarchie »(p.73). Le surveillant se trouve bel et bien coincé entre détenu et hiérarchie. Le travail qui lui revient consiste à préserver à la fois la sécurité et l’équilibre interne dans une perspective de gestion des risques. Au contact quotidien avec la personne incarcérée, il établit avec elle une qualité de relation dont va dépendre la pondération au sein de l’incarcération. Le respect qu’il lui manifeste alors se décline dans la façon de s’adresser à elle, de la traiter et surtout de l’écouter.  Le travail du gardien de prison est plus compliqué qu’il n’y parait. Pivot de la vie carcérale, celui-ci peut parfois avoir le sentiment d’être envahi, assailli, dévoré voire étouffé: demande de douche ou de ration de nourriture supplémentaires, d’un cachet d’aspirine, d’un formulaire pour la cantine, pour une demande de conditionnelle, de double parloir, d’un rendez-vous chez le coiffeur, les détenus ont toujours quelque chose à demander. Mais, c’est justement ce sentiment d’utilité qui est à la base de l’identité professionnelle. Lorsque la technique vient réduire l’intensité du travail -comme dans les établissements modernes- le surveillant se sent dépossédé: le prisonnier n’a plus rien à attendre de lui. La circulation a l’intérieur de la détention est programmée par ordinateur et l’ouverture des portes se fait automatiquement grâce au badge que chacun doit obligatoirement porter sur lui. Qu’ils soient sollicités en permanence, ou mis de côté par la technologie, les réactions somatiques sont les mêmes: épuisement psychique, surcharge émotionnelle, attitudes défensives caractérisées par l’activisme, le cynisme ou le détachement face à autrui. Le ressenti de la profession est directement lié au manque de considération tant de la part de l’administration pénitentiaire que par l’opinion publique. Le plaisir et l’intérêt du travail ne peuvent exister sans un sentiment personnel d’estime de soi. La représentation du maton alcoolo, brute et débile largement présente, met à l’épreuve l’image de soi de cette profession. Puisse cet ouvrage contribuer à en donner une autre conception.

 

Jacques Trémintin – LIEN SOCIAL ■ n°422  ■ 11/12/1997