Eloge de la prescription
DOSÉ Marie, Éd. de L’Observatoire, 2021, 143 p.
L’oubli est-il en train de devenir ce qu’il y a de pire et la mémoire ce qu’il y a de meilleur ? Voilà un essai des plus contre-intuitif qui mérite qu’on s’y arrête.
Les violences faites aux enfants ou aux femmes justifient d’être sanctionnées. Par reconnaissance du traumatisme vécue par la victime. Mais aussi, pour combattre un fléau couvert depuis des millénaires par tant de déni et d’impunité. Cette exigence a incité le législateur à prolonger les délais de prescription judiciaire les concernant.
Présente depuis longtemps, le code d’instruction criminelle de 1808, fixait jusque-là à la prescription la règle des 1-3-10. Un an pour les contraventions, trois pour les délits et dix pour les crimes. La loi de 2017 les a doublés, les faisant passer à six ans pour les délits et à vingt ans pour les crimes. En 2018, le parlement votait une nouvelle prolongation jusqu’à trente ans, à compter de la majorité pour les viols et agressions sexuelles sur les enfants.
Nombre d’associations revendiquent l’imprescribilité des crimes sexuels. Elles s’appuient sur le concept récent de mémoire traumatique. Cette théorie explique pourquoi le souvenir de l’agression subie peut attendre de longues années avant d’émerger. D’où l’importance, défendent-elles, la garantie donnée aux victimes de se voir rendre justice, quel que soit le temps passé avant la dénonciation.
L’avocate Marie Dosé affirme que cette remise en cause de la prescription n’est pas favorable aux victimes, mais au contraire peut leur nuire. Des nombreux arguments utilisés pour défendre la prescription, retenons-en trois.
La prescription protège les victimes contres de faux espoirs. Avec le temps, les preuves s’amenuisent, les témoins disparaissent, la fiabilité de la mémoire se réduit. Le risque s’accroît d’un classement sans suite, d’une ordonnance de non-lieu, de relaxes ou d’acquittements. Ce qui ne ferait qu’aggraver encore plus le sentiment d’injustice.
La prescription évite de faire du tribunal un lieu de vengeance, de règlement de comptes et de justice privée. Rendre justice ne peut dépendre de la souffrance de celui qui a été lésé. Elle doit s’appuyer sur des éléments objectifs qui viennent corroborer une accusation et fonder une condamnation. Dans le droit anglosaxon, la victime n’a pas sa place dans le procès pénal, mené au nom de la société. Elle est prise en compte dans le cadre du procès civil.
La prescription permet de refermer les plaies et de tourner la page. De ne pas devenir l’otage d’une définition identitaire de soi limitée au seul statut de victime et de ne pas s’enfermer à jamais dans le traumatisme subi. Au contraire, cet instrument permet le dosage entre le souvenir et l’oubli, la sanction et le pardon, la reconnaissance des blessures et l’apaisement des mémoires.
L’opinion publique réagissant toujours plus aux crimes les plus sordides, la soif de punition est devenue insatiable. L’important pour les autorités politiques et, de plus en plus judiciaires, est de réagir à l’émotion, d’épouser la colère populaire et de proclamer ce « plus jamais ça » que chacun sait pourtant chimérique.
Les victimes prennent de plus en plus le procès pénal à la gorge. On n’attend plus la déclaration de culpabilité pour désigner en droit la partie civile comme une victime, le simple dépôt de plainte suffisant à lui attribuer ce statut. Le populisme pénal est plus fort que la loi : il la dicte. Un fait divers incite à modifier la législation dans la précipitation.
Et puis, règne le mythe du rôle prétendument cathartique et thérapeutique de la peine. Elle serait même nécessaire pour permettre un travail de deuil, alors même que toute réparation est avant tout une démarche intime. Cette légende ne fait qu’alimenter la soif de toujours plus de punitions.
Marie Dosé décrit les multiples affaires judiciaires venant illustrer son propos : la pertinence de ces décisions de clémence concernant des actes commis, des décennies auparavant et l’absurdité de la condamnation des auteurs depuis longtemps réinsérés.
On oublie trop vite combien l’amnistie a joué un rôle essentiel dans le rétablissement de la paix sociale. A l’image de ces lois qui ont prescrit les crimes fascistes italiens dès 1947 et ceux de la guerre d’Algérie successivement en 1962, 1964 et 1968.
La justice distributive qui se contente d’attribuer des peines correspondantes à chaque transgression n’est pas la seule voie possible. Des alternatives existent : la justice restaurative propose, entre autres, des rendez-vous détenus victimes, rencontres permettant d’échanger la reconnaissance de la souffrance des uns contre celle de la pleine humanité des autres.
S’il n’y avait qu’une idée à retenir de cet essai ? La mémoire sert à se souvenir, mais aussi à oublier. La première posture n’est pas que vertueuse et la seconde n’est pas que préjudiciable.