Dossier sur la Belgique

Ce que Tintin peut nous apporter…

Fin connaisseur des dispositifs belges et français, Jean-Pierre Bartholomé le répétait depuis quelques années déjà : « il faudra que j’organise un voyage d’étude sur le modèle belge de protection de l’enfance ». Entre les corrections des épreuves des livres qu’il édite et ses déplacements dans les colloques, il a fini par concocter ce fameux périple au pays de Tintin. Pour un coup d’essai, ce fut un coup de maître. Tout juste, a-t-on pu regretter l’absence de magistrats, de responsables du ministère de la justice ou de la PJJ. Les dix français en provenance des quatre coins de l’hexagone, cadres pour deux tiers d’entre eux, travailleurs de base pour les autres ont sillonné pendant cinq jours le petit royaume belge. Ils sont allés à la découverte d’autres modes de raisonnement, d’autres façons de faire, d’autres manières de fonctionner. Ici, le centralisme est définitivement mort, place à la logique fédérale. Ici, la démarche autoritaire est en pleine crise existentielle, place à la négociation. Ici, la psychanalyse n’a pas droit de cité, place à la systémie. Ici, la séparation d’avec la famille a mauvaise presse, place au maintien des liens. Ici, le signalement automatique est banni, place à l’aide négociée parfois aussi dans les situations de maltraitance. Ici, pas de prisons pour les moins de 18 ans, place aux centres fermés pour mineurs. Ici, la toute-puissance des juges n’est plus de mise, place à la déjudiciarisation. Tour à tour, les participants ont pu être fascinés et irrités, séduits et sceptiques, surpris et rassurés. L’important, pour nous français qui pensons si souvent qu’après avoir initié les droits de l’homme, les modèles que nous déployons ne peuvent être qu’universels, c’est de constater que des procédures et dispositifs différents et divergents existent ailleurs, sans provoquer les catastrophes supposées. A l’heure où de multiples rapports viennent interroger la nécessaire réorganisation de la protection de l’enfance dans notre pays (cf RAJS n°248 du mois dernier), il était tout particulièrement intéressant d’aller se rendre compte comment cela se passe ailleurs. Et cet ailleurs, la partie francophone de la Belgique était d’autant plus pertinente à visiter qu’elle cumule un double avantage : une proximité culturelle et une évolution qui lui a fait progressivement s’éloigner du modèle français qu’elle avait imité pied à pied, pendant de nombreuses décennies. Un peu comme si elle nous donnait à voir tout ce qui pourrait se mettre à changer dans notre hexagone bien gaulois, si l’on se mettait à faire preuve d’autant de dynamisme et d’audace que nos cousins belges. Le numéro ce mois de novembre est consacré à ce voyage d’étude en Belgique qui s’est déroulé du 11 au 16 septembre 2005. Il est le résultat d’un regard subjectif et tente de synthétiser ce qu’ont été nos découvertes, nos enthousiasmes ainsi que nos doutes, en un mot, tout ce qui fait que l’on porte un regard à la fois constructif et critique. Puisse le lecteur y retrouver son bonheur, en attendant peut-être un jour, d’aller lui-même se rendre compte, à son tour, sur place, dans un futur périple que Jean-Pierre pourrait à nouveau concocter pour les malchanceux qui ont raté cette fois-ci une belle occasion de s’enrichir, mais qui seront peut-être attentifs à ne pas commettre deux fois la même erreur.
 
 
La Belgique : de l’Etat unitaire à l’Etat fédéral
La Belgique est une monarchie constitutionnelle. C’est aussi une fédération particulièrement sensible et attentive aux droits des minorités. Toute la vie politique, sociale, économique et culturelle est imprégnée de cette réalité qu’il nous faut décrypter avant d’aller plus loin.
 
L’action socio-éducative et médico-sociale d’un pays ne peut être vraiment comprise, si on ne la replace pas dans le contexte qui l’a vu naître, se développer, voire même, muter. Les mécanismes du pouvoir en Belgique sont d’une certaine complexité. La plupart des belges reconnaissent eux-mêmes ne pas toujours arriver à s’y retrouver. Plutôt que de confronter d’emblée le lecteur à cette problématique, nous allons d’abord faire un détour par notre propre pays. En reprenant d’abord ce qui s’est  passé en France, nous allons constater que les mécanismes mises en œuvre chez nos voisins, même s’ils sont marqués par une histoire qui leur est particulière, n’ont rien à voir avec une « histoire belge », mais sont inhérents à tout processus visant à décentraliser.
 

La fin du pouvoir jacobin

La France a connu, dans la décennie 1980, une décentralisation qui a fait éclater les compétences de l’Etat central. Quatre niveaux de pouvoir (auquel se rajoute un cinquième : l’Europe) se sont partagés les attributions dont les ministères parisiens et leurs représentants aux quatre coins du pays (les préfets) avaient jusqu’alors le monopole : conseils municipaux, conseils généraux et conseils régionaux se sont répartis la gestion du territoire (pour la première), l’action sociale (pour la seconde) et l’initiative économique (pour la troisième), l’Etat conservant ce qui relève plus d’une dimension nationale. Autre illustration de cette distribution des rôles : l’entretien matériel de l’école primaire est du ressort des communes, celui des collèges du département, celle des lycées des régions et les universités de l’Etat. En 2003, le gouvernement Raffarin a lancé une seconde vague de décentralisation qui a attribué à la région la totalité de la formation professionnelle et de l'aide économique, les grandes infrastructures (ports, aéroports, canaux), le tourisme, la gestion des fonds structurels européens, tandis que l'aide sociale encore partagée avec l’Etat central, comme le RMI, ainsi que l’entretien des routes sont revenus aux départements. Quant aux communes, elles sont devenues chef de file de la politique locale du logement. La réforme des lois de 1975 sur le handicap a complété cette volonté de décentralisation, en transférant au 1er janvier 2006, aux conseils généraux la gestion des CDES et COTOREP (assurée jusque là par l’Education nationale). Cette nouvelle donne a provoqué de nombreux remous, les collectivités concernées mettant fortement en doute que ces nouvelles compétences soient suivies des transferts financiers correspondants de la part de l’Etat, nos collègues assistants sociaux scolaires résistants quant à eux, farouchement, et obtenant l’annulation de la modification prévue qui devait les faire rejoindre le giron des conseils généraux (comme l’avait fait vingt ans auparavant la DDASS).
Ces rappels sont donnés ici pour rendre plus familier ce que nous allons développer à présent, en l’occurrence la dynamique de décentralisation qui a aussi concerné la Belgique. Tout comme notre pays, le royaume belge a subi une notable modification de ses structures administratives et politiques qu’il est essentiel de détailler comme préalable à la compréhension des configurations de l’action socio-éducative et judiciaire qui s’y déploie.
 
 

La décentralisation à la sauce belge

Indépendante depuis 1831, la Belgique a longtemps fonctionné selon un régime unitaire : il existait alors un seul pouvoir exécutif (le Gouvernement central et ses autorités déconcentrées) pour exécuter les lois nationales votées par un seul pouvoir législatif. Le problème de l'identification de l'autorité compétente pour organiser et contrôler les différentes institutions locales ne se posait donc pas.
La révision constitutionnelle de 1970 a considérablement compliqué la situation, en faisant émerger différentes entités.
C’est d’abord quatre régions : la Flandre la Wallonie, la région de langue allemande et une région bilingue : Bruxelles-Capitale (80% francophone et 20% néerlandophone).
C’est ensuite trois Communautés culturelles (française, néerlandaise et allemande) auxquelles chaque commune doit se rattacher.
S’ouvre alors un chantier long et sinueux qui se clôt par la loi du 20 juillet 2001. En une trentaine d’années est parachevé un processus de fédéralisation où se croisent les attributions et les aires de pouvoir respectifs de l’Etat fédéral (ses compétences concernent les domaines liés à l’intérêt général : affaires étrangères, défense nationale, justices, sécurité sociale etc …), des régions (politique économique, emploi, travaux publics, transports régionaux, environnement …) et des communautés (matières dites personnalisables : politique de santé et d’aide à la personne).
Le petit royaume de Belgique possède rien qu’à lui tout seul : un parlement et un gouvernement fédéral, un parlement et un gouvernement de la communauté française, un parlement et un gouvernement de la région française, deux parlements et deux gouvernements des deux autres entités (flamande et allemande) qui ont chacune fait le choix de regrouper les compétences de leur communauté et de leur région respective dans les mêmes instances, ainsi qu’un parlement et un gouvernement pour la région de Bruxelles. 
 Pour le novice, cet enchevêtrement peut légitimement apparaître comme bien compliquée... Il l’est pour le belges aussi ! Pour autant, nos propres quatre niveaux de pouvoir en France qui possèdent chacun leur assemblée délibérative et leur exécutif ne sont pas toujours très simples non plus à décoder. Il suffit de se référer au maquis de certains de nos dispositifs hexagonaux, tels les foyers à double tarification qui émargent aux conseils généraux pour leur dimension sociale et à la sécurité sociale pour les soins, pour se convaincre que nous n’avons parfois rien à envier aux procédures belges !
Le passage d’un Etat unitaire à un Etat fédéral a fortement marqué la mentalité belge, amenant la négociation, l’échange, la médiation non comme une option possible, mais comme l’axe premier des relations sociales. Sans cet esprit de compromis et de conciliation porté au stade de principe élémentaire du « vivre ensemble », les rivalités entre communautés auraient débouché soit sur une séparation (comme l’ont fait la Tchéquie et la Slovaquie), soit sur une guerre civile. Cette imprégnation de la négociation et de l’arbitrage pour trouver un arrangement a largement influencé l’action socio-éducative et judiciaire.
 
 
 
Un sujet sensible : la question linguistique
La constitution belge de 1830 a été rédigée uniquement en langue française. Tout au long du XIXème siècle, le mouvement flamand revendique la reconnaissance à part entière de cette langue.  Une loi de 1898 finit par la placer à égalité avec le français. Ce n’est qu’après le traité de Versailles en 1918 que se posera la question de la langue allemande. La loi du 28 juin 1932 détermine quatre régions linguistiques : la région de langue française, la région de langue néerlandaise, la région bilingue de Bruxelles-capitale et la région de langue allemande, la délimitation respective de ces régions devant être revue tous les dix ans, sur la base d’un recensement linguistique. Des droits spécifiques sont, en outre, accordés à toute minorité de plus de 30% de la population qui ne parlerait pas la langue régionale (cours dispensés dans la langue maternelle, contacts facilités avec les autorités  communales …). La loi du 8 novembre 1962 a permis l’homogénéisation linguistique des provinces, opérant un transfert de communes d’une région à l’autre. La révision constitutionnelle de 1970 a reconduit la division de la Belgique en quatre régions linguistiques et prévoit que chacune d’entre elles soit seule compétente, pour ce qui la concerne l’emploi des langues dans le domaine administratif, dans l’enseignement, les relations sociales entre les employeurs et leur personnel ainsi que pour les actes et documents des entreprises. S’il n’y a pas de règles précises en matière de publicité, d’art et de culture, la question linguistique reste des plus sensibles. Ainsi, le gouvernement fédéral doit-il impérativement comporter une stricte parité de ministres francophones et néerlandophones. Les débats qui ont lieu au parlement ou dans les congrès syndicaux doivent être systématiquement interprétés dans les différentes langues. Dans ses discours officiels, le Roi parle successivement français, néerlandais et allemand. La langue utilisée pour annoncer la destination des trains au départ de Bruxelles doit être d’abord le français si le train est à destination de la Wallonie et en néerlandais si le train se dirige vers la Flandre !
 
 
L’Etat Fédéral belge
Ses compétences concernent les domaines liés à l’intérêt général : affaires étrangères, défense nationale, justices, sécurité sociale etc … Le parlement fédéral est composé d’une chambre des représentants (150 députés) et d’un Sénat (71 sénateurs). Le gouvernement fédéral comporte 15 ministres. La Belgique étant une monarchie constitutionnelle, le chef de l’exécutif est un Roi ou une Reine dont le pouvoir est surtout symbolique. En 1990, le Roi Baudoin, après avoir refusé de signer une loi portant sur l’interruption de grossesse, fut suspendu de tous ses pouvoirs pendant 48 heures (le temps de promulguer cette loi), le gouvernement utilisant pour ce faire les article 79 et 82 de la Constitution portant sur « l’impossibilité de régner » du souverain.
 


Les entités décentralisées belges
La Flandre (58% de la population)
La Flandre, composée de cinq provinces (308 communes et Bruxelles pour les matières communautaires), a fait le choix de regrouper la région et la communauté dans les mêmes instances : un parlement (124 députés) ainsi qu’un gouvernement (10 ministres + 1 ministre-président)
La Wallonie (42% de la population)
- La Région Walonne est composée de cinq provinces (262 communes) et est dotée d’un parlement (75 députés) et d’un gouvernement (8 ministres + 1 ministre-président)
- La Communauté française composée de cinq provinces wallonnes (à l’exception des communes germanophones enclavées) et de Bruxelles est dotée d’un parlement (94 députés) et d’un gouvernement (7 ministres + 1 ministre-président)
La région de Bruxelles Capitale s’étendant sur 19 communes, possède un parlement (89 députés) et un gouvernement (4 ministres + 1 ministre-président)
La Communauté germanophone (70.000 personnes sur 10 millions d’habitants que compte la Belgique)  comporte deux cantons et est dotée d’un parlement (25 députés) et d’un gouvernement (4 ministres + 1 ministre-président).
 
 
 
Du refus de stigmatiser le jeune délinquant à la marginalisation du juge de la jeunesse
La protection de l’enfance en Belgique relève d’une législation originale qui place le pays dans le peloton de tête des nations respectueuse des droits de l’enfant. La Convention de l’ONU qui leur a été consacrée en 1989 a d’ailleurs beaucoup inspiré les évolutions des dispositifs
 
Le fonctionnement de la justice des mineurs en Belgique semble s’être d’abord beaucoup inspiré du modèle français. Le juge de la jeunesse a fait son apparition la même année que notre juge pour enfants (1912) et la notion de menaces sur l’éducation de l’enfant a repris, terme à terme, notre propre article 375, évoquant les notions de mise en danger de la santé, la sécurité ou la moralité de l’enfant. Mais, la comparaison s’arrête là. La Belgique a suivi, au cours des dernières décennies, une voie bien différente, à la fois originale et féconde qui pourrait bien nous servir de ban d’essai, à une époque où se pose de plus en plus précise la question de la refondation de la protection de l’enfance dans notre propre pays.
 
 

La  loi de 1965

La loi dont se dote la Belgique en 1965 à propos de l’enfance délinquante est particulièrement progressiste. Ce texte législatif considère que l’acte délictueux posé est avant tout lié à une problématique familiale complexe. Aussi, exclut-il les mineurs du champ répressif, en fixant la majorité pénale à 18 ans. Seule une possibilité de dessaisissement demandée par un magistrat pour des jeunes âgés de 16 ans qui ne réagissent plus à aucune mesure éducative, peut amener ce qu’un mineur subisse le même traitement judiciaire qu’un majeur. Mais dans l’immense majorité des situations de délinquance, l’enfance « dangereuse » est totalement assimilée à l’enfance en danger. Cette volonté de ne pas stigmatiser la délinquance se retrouve jusque dans le vocabulaire employé par les magistrats qui parlent non de « mineurs délinquants » mais de « mineurs  ayant commis des faits qualifiés infraction  » !
Priorité est donnée à la prise en charge sociale et éducative, le tribunal de la jeunesse ne pouvant pas prendre de sanctions pénales, mais seulement des mesures éducatives. L’emprisonnement est impossible jusqu’à 18 ans. Seuls peuvent alors intervenir des réprimandes, des suivis éducatifs ou des placements en établissements privés ou dans les Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse.
Malgré l’avancée que constitue cette loi, de nombreuses critiques vont émerger au cours des années. On lui reproche sa dimension paternaliste induite par la confusion entre mesures  imposées et aide négociée, mais aussi entre social et judiciaire, le mineur étant considéré comme objet et non sujet de l’accompagnement qui lui est proposé.
Autre critique forte, les placements sont considérés comme trop rapides, trop systématiques et trop longs, réalisés au détriment de l’aide qui pourrait être apportée aux mineurs dans leur famille.
A compter des années 1970, la Belgique connaît un long bouleversement de son organisation administrative qui se structure autour d’une logique fédérative. La gestion de l’enfance délinquante va rester du ressort de l’Etat fédéral. La protection de l’enfance, quant à elle, est confiée à chaque communauté qui définit sa propre politique, à partir de l’interprétation qu’elle fait de la loi de 1965.
La communauté française élabore le décret de 1991 (les textes législatifs prennent le nom de « loi » quand ils sont promulgués par l’Etat fédéral et de « décret » quand ils le sont par les communautés ou par les régions). S’inspirant à la fois de la Convention internationale des droits de l’enfant et des critiques formulées contre la loi de 1965, cette nouvelle disposition législative va mettre l’accent sur un certain nombre d’axes qui confirment certaines tendances antérieures et en reprennent de nouvelles.
 
 

Le décret de 1991

Le décret s’articule autour de deux principes directeurs que l’on va retrouver à tous les niveaux : la déjudiciarisation et la subsidiarité. Tout est mis en œuvre pour limiter et retarder le plus possible l’intervention du juge et pour permettre que les problèmes rencontrés soient réglés par les services sociaux de proximité. En fait, le dispositif de protection de l’enfance peut être décrit à partir de trois lignes de front successives.
La première ligne correspond à l’aide sociale générale assurée, par exemple, par les Centres publics d’aide sociale (équivalents de nos CCAS). Ces institutions proposent des aides matérielles, sociales, psychologiques et financières. Ce sont elles qui attribuent le « minimex » (RMI belge), hébergent des personnes âgées ou procure les moyens techniques de maintien à domicile de personnes porteuses de handicap … Mais la première ligne comporte aussi les centres de santé mentale, les Centre médico-sociaux, les maisons de jeunes... C’est vers ce type d’institutions que sont systématiquement renvoyées les familles rencontrant des difficultés.
L’action des services spécialisés de protection de l’enfance n’intervient que si le secteur de première ligne a épuisé toutes ses possibilités. C’est à ce moment-là seulement que le Service d’aide à la jeunesse devient compétent : c’est la seconde ligne. Son conseiller rencontre la famille et l’enfant, les écoute, les informe de leurs droits, les associe aux solutions possibles et établit un accord tant avec les parents qu’avec le jeune (s’il a plus de 14 ans) sur les modalités de l’aide (intervention éducative à domicile, accueil dans une maison d’enfants …). On est là dans l’aide négociée. Si le conseiller et la famille ne trouvent pas de terrain d’entente, leurs relations peuvent en rester là. Mais si une situation de danger perdure pour le mineur, alors le conseiller saisit le procureur du roi.
C’est là la troisième ligne du dispositif de protection de l’enfance. Cette saisine, pour être prise en compte doit impérativement respecter trois conditions cumulatives : 1) qu’il y ait une menace réelle 2) que l’aide proposée ait été refusée 3) que la nécessité d’une contrainte ait pu être établie. C’est au parquet que revient la responsabilité, selon l’appréciation qu’il fait de la situation, soit de classer le dossier sans suite, soit de renvoyer vers le Conseiller pour une nouvelle tentative de conciliation, soit de faire procéder à une enquête complémentaire, soit de saisir le tribunal de la jeunesse. Si le magistrat est officiellement chargé du dossier, il va commencer par vérifier que les conditions de sa saisine ont bien été respectées. Il reçoit les parents (qui peuvent se faire assister par un avocat) et l’enfant (qui bénéficie toujours d’un conseil commis d’office). Après avoir fait une large place aux débats, il ne dispose alors que de très peu de solutions possibles : ne rien décider, ordonner un accompagnement éducatif, une séparation d’avec le milieu de vie ou la mise en autonomie du mineur si celui-ci a plus de 16 ans. Il peut toutefois donner des directives. Mais la mise en œuvre de ce qu’il vient de décider lui échappe totalement. Car, le dossier est transmis au Service de protection judiciaire seul habilité à élaborer les modalités de cette aide contrainte. La procédure fait ici encore appel à la négociation avec la famille que le Directeur de cet organisme est chargé de mettre en oeuvre. Si un accord est trouvé, la convention qui en ressort est transmise au magistrat qui n’a d’autre choix que de l’homologuer, sauf à ce qui s’y trouve soit contraire aux bonnes mœurs. En cas de désaccord, la famille garde le droit de saisir le juge de la jeunesse qui est alors appelé à trancher. La décision une fois prise n’est valable que sur une durée d’une année. A l’issue de cette échéance, une nouvelle audience a lieu, suivi d’une nouvelle décision du tribunal de la jeunesse et d’une nouvelle négociation avec le Directeur du service de protection de la jeunesse. A tous moments, ce dernier peut réorienter la famille vers le Conseiller, s’il arrive à un degré de collaboration qui justifie la sortie du dispositif judiciaire.
 
 
Que se passe-t-il dans les situations d’urgence ?
Le juge de la jeunesse peut prendre une mesure de protection de 14 jours, renouvelable pour une durée de 30 jours. Pendant cette période, c’est d’abord le Conseiller du service d’aide à la jeunesse (la seconde ligne) qui est chargé de rechercher avec la famille des solutions négociées. C’est seulement en cas d’échec de cette ultime tentative de médiation, que le Directeur du service de protection de la jeunesse devient compétent.
 
 
Voyage au SAJ de Bruxelles et au SPJ de Liège
Comment travaille-t-on dans un service d’aide à la jeunesse et un service de protection de la jeunesse ? Les Conseillers et Directeurs sont entourés de nombreux délégués chargés du contact avec les jeunes et les familles. Ces fonctions sont exercées par des professionnels titulaires du diplôme d’assistant social.  Véritables chevilles ouvrières du dispositif, ils agissent comme fil rouge en se montrant du cadre élaboré mais n’interviennent pas directement. Ils sont plutôt maître d’œuvre et co-concepteur. Rencontre avec deux de ces services.
 
La communauté française comporte 13 services d’aide à la jeunesse répartis sur ses cinq provinces. Celui de Bruxelles comporte 27 délégués, deux délégués chefs et quatre conseillers. Des 1.700 nouvelles demandes qui y parviennent, chaque année, 50% proviennent directement des personnes qui se déplacent spontanément, 30% du parquet et 20% de services de première ligne. Le SAJ tient une permanence tous les jours, ses délégués pouvant recevoir immédiatement les personnes qui se présentent. Pour répondre à l’afflux, sept professionnels ont été spécialisés dans cet accueil. Une première réponse peut être apportée sous forme d’écoute, de clarification, d’information ou de médiation. Ce qui guide ici le travail, c’est le principe de subsidiarité : il n’est pas question d’exercer les fonctions des structures déjà existantes. A partir des difficultés exposées, les conseillers orientent vers les services de première ligne, comme par exemple les Centres médico-sociaux qui assurent la mission d’accompagnement scolaire des enfants et des difficultés familiales de leurs parents, ou vers les Centres publics d’aide sociale. Mais ils ne se contentent pas de cette réorientation. Ils vérifient aussi que les usagers ont bien été pris en compte par les services auxquels ils les ont adressés. Si les problèmes rencontrés justifient d’une intervention spécialisée, ils rédigent un rapport de première intervention à l’intention du délégué en chef. Ce cadre devra qualifier le dossier comme «  situation de difficulté » ou « situation de danger ». Il désignera un délégué de secteur qui devra effectuer des investigations approfondies à l’échéance de deux mois dans le premier cas et d’un mois dans le second. A l’issue de ce délai, le professionnel doit avoir élaboré avec la famille un projet de prise en charge spécifique. Il peut faire appel à différents services soit intervenant en milieu ouvert, soit résidentiels susceptibles d’aider la famille. Puis vient la formalisation, phase fondamentale qui est gérée avec soin et rigueur, car c’est le moment clé qui permet de ritualiser avec toute la solennité voulue la collaboration qui constitue le moteur d’action privilégié des SAJ. Le Conseiller y joue un rôle central. C’est avec lui que la famille va signer l’accord, élaboré avec le délégué : y sont précisés exactement ce qui va être entrepris, le rôle de chacun, la durée de l’accompagnement proposé et son échéance. Les parents peuvent inviter les personnes qu’ils souhaitent voir présents à cette occasion. Ils devront donner leur accord écrit. L’enfant devra lui aussi signer s’il a plus de 14 ans. Les délégués ne sont pas des intervenants directs. Leur fonction consiste à écouter, évaluer, préparer en collaboration avec la famille un programme d’action, puis suivre de loin l’accomplissement du projet conçu et enfin le conclure. Si des difficultés graves persistent et qu’il n’est pas possible d’arriver à un accord avec la famille, il peut alors être amené à saisir le procureur du Roi. Le rapport qu’il rédige doit comporter les faits problématiques et notamment ceux qui impliquent un danger pour le mineur, mais aussi tout ce qui a été tenté, proposé et qui a été refusé.
 
 

Le Service de Protection de la Jeunesse

Le Service de Protection de la Jeunesse intervient soit quand le juge lui demande une enquête complémentaire sur une famille, soit après le jugement dont il reçoit copie. La famille est alors convoquée au service. Lors de l’entretien, ce qui est d’abord vérifié c’est la compréhension de la mesure.  Puis, un échange a lieu pour tenter d’élaborer un projet pour l’enfant. Ici encore la collaboration avec la famille est le maître mot. Pour autant, le Directeur s’inscrit dans une logique de contrainte. Il peut faire appel au parquet pour obtenir que la famille ou le jeune se rende à sa convocation, entre deux policiers si nécessaire. Mais cette contrainte s’accompagne toujours du respect pour la personne. Si l’accord se fait, les éléments de ce qui a été convenu sont transmis au juge pour homologation. Le magistrat dispose de trois jours pour donner sa réponse. Une nouvelle rencontre aura lieu avant l’échéance de la mesure ou à la demande de l’une des parties. Il ne revient pas au SPJ d’avoir à modifier la décision judiciaire. Une proposition de changement d’orientation peut toutefois lui être faite (transformation d’un accompagnement en hébergement ou le contraire). Mais l’ordonnance constitue un mandat impératif. L’intervention est directement motivée par les attendus du jugement. Le service ne peut prendre l’initiative d’agir sur une dimension qui n’a pas été explicitement abordée par le magistrat.  Ainsi, dans le cas d’un placement décidé pour une suspicion d’agression sexuelle de la part d’un père sur son enfant, si ce père s’avère innocent, le dossier sera classé, même si une autre problématique éducative émerge : le SPJ n’a pas été mandaté pour le faire. Ces difficultés qui ont pu être détectée à l’occasion du suivi ne seront pas traitées directement, mais feront l’objet d’un rapport renvoyé au parquet qui décidera alors quelle instance saisir : ce pourra être le SAJ ou bien à nouveau le Juge de la jeunesse. Le SPJ de Liège traite environ 1.000 nouvelles demandes chaque année, pour une population d’environ 650.000 habitants. Chaque délégué s’occupe de 70 dossiers (60 en protection, et 10 pour des mineurs «ayant commis des faits qualifiés infraction »). Cela peut sembler important. Mais le délégué jouant avant tout un rôle de chef d’orchestre, il peut être amené à rencontrer un enfant une fois seulement dans l’année, comme trois fois dans une semaine (dans les situations de crise). Il y a 18 équivalents temps plein pour assurer ces tâches. Mais comme le flux des sorties n’égale pas le flux des entrées, la charge des prises en charge augmente chaque année d’environ 250 situations. Les actions engagées portent aux deux tiers sur des situations d’hébergement et pour le tiers restant sur un accompagnement dans le milieu de vie de l’enfant.
Les conseillers du SAJ ou du SPJ interviennent respectivement dans l’aide négociée et l’aide contrainte. Mais ils partagent la même culture professionnelle : rechercher l’adhésion, associer les familles, négocier les solutions proposées. Différence fondamentale toutefois : pour les premiers, c’est la condition sine qua non de leur action, pour les seconds, si c’est une modalité centrale de leur action, ce n’est pas une obligation.
 
 

Des moyens limités au SPJ de Liège
Les moyens mis à disposition des délégués sont particulièrement limités. Ils ne bénéficient pas de voitures de service pour assurer leurs déplacements et ont un ordinateur pour quatre professionnels. Ils n’ont aucun budget pour intervenir directement sur la vie du jeune. Pas même de quoi payer un billet de train ou même un sandwich à un mineur qui en aurait besoin. Ils ne peuvent que l’orienter vers les CPAS qui assurent les aides financières.
 
 
 
 
Les services et établissements au service de la protection de la jeunesse
La Communauté française de Belgique est forte de 4,5 millions d’habitants. Les associations agréées (que l’on désigne en Belgique sous le sigle d’asbl –association sans but lucratif- l’équivalent en France du régime de la loi de 1901) sont au nombre de 346. Conformément au mouvement de désinstitutionnalisation qui s’est imposé dans les années 1980, la règle de l’action éducative, c’est le maintien de l’enfant ou du jeune dans son milieu de vie, l’exception étant son éloignement de sa famille. Le travail ambulatoire est donc privilégié par rapport à l’accueil résidentiel. C’est pourquoi il n’existe que 142 établissements d’hébergement (correspondant à 5.298 places) contre 179 autres, intervenant dans le milieu familial (4.384 prises en charge) et 25 qui proposent un projet pédagogique spécifique. Le secteur associatif représente 99,9 % des dispositifs d’aide à la jeunesse. Le secteur public est limité aux cinq Institutions Publiques de Protection de la Jeunesse où sont placés des « jeunes ayant commis des actes qualifiés infraction ». Il ne travaille donc qu’avec des mineurs délinquants. Pour ce qui est du dispositif associatif, il peut être sollicité indifféremment par le SAJ ou le SPJ. 
 

Le travail dans le milieu de vie

Parmi les services travaillant hors hébergement, on distingue :
-  Les Services en Milieu Ouvert qui interviennent hors de tout mandat et qui inscrivent leur action dans la prévention. Cela se rapproche de l’action de notre prévention spécialisée.
- Les Centres d’Orientation Educative se sont spécialisés dans les ressources de la parole, sur la verbalisation, la mise en mot. Ils offrent une écoute, ouvrent un questionnement, proposent des éléments de compréhension et de réponses sur ce qui fait difficulté au niveau personnel ou familial sur les plans éducatif et relationnel.
- Les Services d’Aide et d’Intervention Educative agissent quant à eux bien plus sur le concret, la famille étant accompagnée dans sa gestion pratique du quotidien (démarches sociales et éducatives, contacts avec l’école…). Ses compétences éducatives sont encouragées et soutenues : on est dans le « faire avec ».
 

Le résidentiel

Largement minoré depuis une quinzaine d’années, le secteur de l’hébergement garde néanmoins encore des établissements. Ce sont :
-   les Centres d’accueil d’urgence qui reçoivent des jeunes nécessitant un hébergement en urgence hors de leur milieu familial (durée de vingt jours renouvelable une fois).
-   les Centres de premier accueil qui reçoivent des jeunes nécessitant une aide spécialisée en dehors de leur milieu familial et qui sont placés pour la première fois ou après un premier accueil dans un centre d’accueil d’urgence (durée d’un mois renouvelable, sous certaines conditions, pendant deux fois quinze jours).
-   les Centres d’accueil spécialisé qui reçoivent des jeunes ayant des comportements agressifs, des problèmes psychologiques graves ou qui ont commis des faits qualifiés infraction répétitifs (durée d’un an renouvelable).
-   les Services de placement familial reçoivent des enfants pendant (durée d’un an renouvelable).
-   les Services de placement familial d’urgence ou à court terme reçoivent des enfants (quinze jours renouvelable sur un mois maximum).
 
 
 
Un corps d’inspecteurs très présent
En Belgique, l’agrément d’une association doit d’abord passer sous les fourches d’un inspecteur, du Conseil d’arrondissement d’aide à la jeunesse et d’une commission d’agrément, avant d’être soumis au ministre de tutelle pour décision. Il existe  comme en France un corps d’inspecteurs chargé de vérifier la gestion comptable. Mais, tous les trois ans, chaque établissement devant faire l’objet d’une évaluation globale, une équipe de dix inspecteurs pédagogiques assurent le suivi des établissements et services. Ils ont un pouvoir contraignant sur leur mode de fonctionnement. Outre l’inspection triennale obligatoire, ils viennent rencontrer tout nouveau directeur nommé et apportent leur avis sur toute action particulière proposée. 
 

Les prix de journées belges
Combien perçoivent les services éducatifs en Belgique ? Cela va du plus cher : 495 € pour les centres fermés au moins cher : de 12,5 à 25 € pour les services d’aide en milieu ouvert, en passant par des prix moyens : 62 € pour un hébergement classique et 124 € pour un hébergement d’urgence. Le ratio de l’hébergement classique s’élève à 6,5 éducateurs pour 10 jeunes accueillis, celui de l’hébergement spécialisé de 10 éducateurs pour 15 jeunes. Les professionnels du social travaillent 38 heures par semaine et bénéficient de 5 semaines de congés payés.
 
 
Une association engagée dans la protection de l’enfance
Le Chanmurly est l’exemple type d’une association ayant commencé à intervenir avant la déjudiciarisation et qui a vu son fonctionnement largement bouleversé après le décret de 1991. Les professionnels qui y travaillent ont vécu avec satisfaction ces transformations, mais en mesurent aussi les limites.
 
A sa création, en 1974, le Chanmurly était un établissement ressemblant à tant d’autres : un centre résidentiel accueillant une centaine d’enfants. Au début des années 1980, une première décentralisation permet de faire éclater ce gros internat en quatre maisons de quinze lits, répartis sur tout le territoire de la Liège, avec pour objectif affiché de se rapprocher du lieu de vie des enfants. La structure a ensuite suivi le vaste mouvement de désinstitutionnalisation qui s’est emparé de la Belgique, dans la dernière décennie du XXème siècle. Depuis 1991, l’hébergement ne concerne plus que 13 des 39 prises en charge reparties sur trois entités distinctes, même si elles appartiennent à la même association. Le résidentiel est conçu avant tout comme un simple filet de sécurité, l’objectif étant bien de travailler à la réinsertion dans la famille d’origine : permettre à chacun de se réparer de son côté, avant et afin de mieux se retrouver. Deux autres services proposent des actions que l’on peut comparer à nos AEMO ou nos Aides éducatives administratives :  une relève de la logique des Centres d’Orientation Educative (axés sur le travail autour de la parole), l’autre des Services d’Aide et d’Intervention Educative (visites dans la famille, accompagnement du mineur et des parents dans les actes de la vie quotidienne etc …). Le quatrième dispositif concerne la prise en charge  des jeunes en grande difficulté, ces fameux « incasables » que l’on connaît bien aussi de l’autre côté de la frontière. Dans un cas, comme dans l’autre, l’on retrouve la même philosophie : « avant le début de la prise en charge, nous organisons une négociation, entretien auquel sont conviés le mineur ou le jeune, toutes les personnes ’’ importantes ’’ par rapport à la situation (les parents, la famille élargie, le réseau …) le représentant de l’autorité et un ou plusieurs membres de notre service » (extrait de la présentation de l’association).  La méthodologie suivie relève de la stratégie des interventions brèves : agir sur les symptômes. Dès qu’un mieux-être peut être établi et qu’un rééquilibrage peut être attesté, un terme est mis à l’intervention. Le professionnel se doit d’occuper une position de recul et de non-substitution, favorisant l’ouverture et l’émergence des potentiels des membres de la famille.
Les professionnels du Chanmurly s’affirment satisfaits du tournant officialisé par le décret de 1991. Ils reconnaissent toutefois que la suppression des 1.000 lits sur les 4.000 qui existaient en communauté française les plonge aujourd’hui dans de sérieuses difficultés : la Belgique ne sait plus répondre, en temps réel, aux besoins. Il n’y a plus de places nécessaires pour accueillir des enfants quand les séparations s’avèrent indispensables. Si, dans le travail en milieu familial, un délai de trois à six mois est souvent imposé avant qu’une prise en charge puisse se réaliser, certaines maisons d’enfant imposent une liste d’attente de un à deux ans avant de pouvoir accueillir un mineur. Ce qui explique que les internats scolaires aient hérité, ces dernières années, de situations d’enfants en grande difficulté sociale et au comportement de plus en plus ingérable. Quant à l’accueil d’urgence, il est très difficile à assurer. Les centres prévus à cet effet étant saturés quasiment en permanence, ce sont les services de pédiatrie qui sont sollicités à cet effet. Même si la Belgique souffre, tout comme son voisin français, d’un manque de moyens accordés au social, on retrouve peut-être dans la pénurie reconnue par les acteurs, la face sombre de la désinstitutionnalisation !
 
Une carence contre-productive
« La diversification des projets institutionnels (médiation, observation-orientation, préparation à l’autonomie …) issue de la reconversion des services résidentiels est dans ses principes intéressante (…) Malheureusement, l’offre d’hébergement est dramatiquement insuffisante sur l’arrondissement judiciaire de Bruxelles (…) On enregistre, en effet, après reconversion des services résidentiels une diminution de 20 % des prises en charge résidentielles. Or, 25% des jeunes bruxellois placés le sont en dehors de l’arrondissement de Bruxelles et l’éloignement géographique ne favorise guère un travail soutenu avec le milieu familial et social du jeune (…) En outre, faute de pouvoir recourir dans le délais raisonnables (et « supportables ») à une pris en charge  spécialisée, nombre de situations se dégradent rapidement au point de compromettre sérieusement toute chance de réconciliation ou de cohabitation, au risque de nécessiter leur judiciarisation … » (extrait de la brochure « Questions de principes : le SAJ de Bruxelles se présente »)
 
 
Des agressions qui ne passent pas par un traitement judiciaire. Vous en avez rêvé ? La Belgique l’a réalisée !
La maltraitance de mineurs est abordée en Belgique, selon les mêmes principes que les autres domaines de l’action socio-éducative. Comment la déjudiciarisation a-t-elle concerné ce domaine très particulier de la protection de l’enfance ? C’est ce que mettent en œuvre les équipes SOS-enfance en danger.
 
Au nombre de quatorze en Commmunauté française, les équipes « sos-enfance en danger » ont été créées sur la base d’un certain nombre de convictions. La première, c’est qu’en terme de maltraitance, il faut sortir d’une logique binaire, d’une vision du tout ou rien. Il existe en Belgique comme ailleurs beaucoup de cas de suspicions et une minorité de situations avérées. Parfois, au départ, on peut minimiser un témoignage et découvrir ensuite des faits bien plus graves qu’on ne l’imaginait. Mais, l’inverse est tout autant vrai. S’il faut donc faire preuve d’une attention soutenue, il faut tout autant manifester la prudence requise. La seconde conviction qui a inspiré les équipes SOS, vient du fait que la maltraitance des mineurs a subi comme le reste de la société le mouvement de déjudiciairisation. Là où la France a aggravé notablement sa politique répressive, la Belgique a choisi une autre voie : des délits comme la violence conjugale, la toxicomanie, les coups et blessure entre automobilistes sont traités d’abord par la médiation, l’aide psychosociale, la réparation. Les peines encourues pour l’agression sexuelle incestueuse est punie de 10 à 15 ans dans notre pays, elle n’est sanctionnée que de 5 ans  dans le petits royaume. Le viol ne relève plus des assises depuis 1995, mais de la correctionnelle. Situation impensable dans l’hexagone, le parquet oriente vers les équipes SOS les situations qui font l’objet d’un signalement, afin qu’une évaluation soit réalisée. Ces structures jouent un rôle d’interface entre dimension d’aide et de confidence et signalement nécessaire S’il apparaît que la prise en charge peut prendre une dimension thérapeutique, il n’y a pas de poursuites pénales. Sinon, l’équipe Sos renvoie vers le parquet qui entame alors une procédure judiciaire. S’opposant au mythe très répandu dans notre pays qui veut que toute réparation de la victime passe obligatoirement par la sanction pénale, la Belgique préfère traiter au cas par cas et adopter une procédure qui convienne à chaque situation, se donnant la possibilité de choisir soit un traitement psycho-sociale soit un recours à la pénalisation, selon ce qui apparaît le plus approprié. L’observateur français, habitué aux procédures automatiques de signalement judiciaire, formule très vite la crainte que l’enfant soit un peu oublié, voire sacrifié sur l’autel de la négociation entre adultes sur le bien-fondé d’une pénalisation. Mais, outre le fait que la judiciarisation à outrance de notre pays aboutit à 80% de classement sans suite, la pratique belge de l’évaluation, au cas par cas, n’a pas abouti depuis qu’elle est effective à des affaires dramatiques directement liées à l’aveuglement des équipes psychosociales. Et l’on peut faire confiance à la presse belge, particulièrement incisive dans un pays traumatisé par l’affaire Dutroux, pour se faire l’écho de telles situations si elles devaient advenir. Les équipes SOS servent donc de filtre, en essayant de proposer une approche maîtrisée et raisonnable. Quand une maman se présente la veille du droit de visite que l’autre parent doit exercer, pour demander un examen gynécologique, sa requête est accueillie avec prudence. En plein drame de Julie et Melissa, quand une institutrice a signalé le cas d’un enfant qui aimait bien dessiner des girafes, parce qu’à son avis, le long cou de ces animaux représentait à l’évidence un symbole phallique inquiétant, son information a été traitée avec encore plus de circonspection ! L’objectif poursuivi ici est bien de minimiser les erreurs potentielles tant par excès que par défaut. On pourrait penser que cette prise en compte par une équipe pluridisciplinaire des suspicions de maltraitance présente bien des attraits. Pourtant, chaque système ayant ses effets pervers, les équipes SOS ont parfois le sentiment d’être chargées d’assurer le travail de la police. De la même façon qu’en France, la brigades des mineurs ou de gendarmerie se voient confiées la lourde tâche de déterminer la crédibilité des témoignages qu’elles recueillent, en n’ayant pas pour cela, la formation psychosociale requise, les équipes SOS sont confrontées à la nécessité d’une investigation policière qu’elle se refuse à conduire, n’ayant pas pour cela les compétences nécessaires. Dans beaucoup trop de cas, en effet, les circonstances sont trop peu claires pour déterminer les responsabilités. Certains agresseurs pervers se présentent avec une telle contrition, que le temps mis pour évaluer, en ayant une représentation plus globale de la situation et respecter le rythme de l’enfant, peut être l’occasion d’une nouvelle agression à son égard s’il n’a pas été protégé entre temps. La voie empruntée par la Belgique sur la manière d’aborder la maltraitance est très conforme à son mode de fonctionnement imprégnée de négociation et de compromis. Même si elle peut nous surprendre en France, ses conséquences sont loin d’être aussi catastrophiques qu’on pourrait l’imaginer, surtout quand on se rappelle les procès d’Outreau qui a montré les terribles effets pervers d’une judiciarisation mal maîtrisée et d’Angers qui a prouvé que la menace répressive est très loin d’être une garantie contre les plus épouvantables dérives contre les enfants.
 
 

L’obligation de signalement et le secret professionnel
En Belgique, il n’y a pas de loi rendant le signalement obligatoire pour les professionnels tenus au secret professionnel. Le décret maltraitance du 12 octobre 2004 fait obligation d’avoir à apporter aide et protection à tout mineur victime de maltraitance. Le code de déontologie oblige à prendre des mesures adéquates pour protéger l’enfant en danger grave (article 61-16/11/2002). La transmission de l’information sur la situation d’un mineur n’est donc qu’une possibilité. Si elle se fait, ce n’est pas auprès des services de police, mais au choix auprès d’une équipe SOS-Enfants, d’un SAJ, du Service de Promotion Santé Scolaire ou de tout intervenant compétente spécialisé. Le professionnel peut agir lui-même ou interpeller les services compétents. L’article 458 du Code pénal l’autorise à renoncer aux obligations du secret professionnel, sous réserve que soient réunies trois conditions cumulatives : 1) s’il a pu examiner lui-même la victime ou a reçu ses confidences 2) s’il existe pour elle un danger grave et imminent pour l’intégrité physique ou mentale 3) s’il n’est pas en mesure d’assumer sa protection. Contrairement à ce qui se passe en France, la priorité est donnée au protectionnel et au secret professionnel, non à l’ordre public. La jurisprudence belge comporte un cas d’annulation d’une poursuite judiciaire, parce qu’elle avait été engagée à la suite d’une violation du secret professionnel non justifiée. Des études réalisées aux USA et en Australie mesurent les inconvénients liés à la remise en cause du secret professionnel : orientations des ressources vers les enquêtes et la répression au détriment de l’aide (alors même que 66 % des enquêtes sont incertaines ou non fondées), déresponsabilisation de l’intervenant et relation de confiance mise à l’épreuve.

 
La prise en charge des adolescents abuseurs
Les équipes SOS-enfants maltraités sont de plus en plus souvent confrontés à des situations d’agressions sexuelles intra familiales mettant en cause des mineurs. Devant la difficulté non seulement de savoir comment parler à ces jeunes, mais surtout comment faire la part des choses entre les actes ponctuels liés à la période difficile de l’adolescence et un début de carrière d’agresseur sexuel, l’équipe SOS du CHU Saint Pierre de Bruxelles a conçu un programme à destination de ce public très particulier. Ce travail a été réalisé à ce jour avec 105 jeunes, 70 d’entre eux ayant accepté que leur dossier soit utilisé pour la recherche. Ils intègrent ce programme, alors qu’ils sont encore dans leur famille ou placés dans un IPPJ. La seule condition pour être admis est d’avoir reconnu l’acte commis. Les entretiens qui s’y déroulent sont très confrontants. L’équipe qui reçoit le jeune dispose des procès verbaux d’audition. L’axe de travail choisi est bien de travailler avec le jeune agresseur, mais en ayant toujours le souci de repositionner la place de la victime.
Phase d’expertise
-      entretien d’introduction
-      dix rencontres au cours desquelles se déroulent des entretiens cliniques portant sur l’anamnèse du jeune et un traitement sur les faits, leur reconnaissance et l’empathie à l’égard de la victime
-      conclusion du travail réalisé, avec le jeune seul d’abord, avec le jeune est ses référents ensuite.
-      rédaction de propositions faites à partir de la personnalité du jeune, de ses forces et de ses limites.
Phase thérapeutique
-      soutien individuel
-      soutien familial, institutionnel
-      soutien pour certains adolescents dans des groupes de parole.
 

Rencontre avec Jean-Yves Hayez
Chef du service de psychiatrie infanto-juvénile aux Cliniques Universitaires Saint-Luc de Bruxelles en Belgique, Jean-Yves Hayez est professeur à la faculté de médecine de l’Université catholique de Louvain. Il est aussi membre de comités scientifiques internationaux et de comités de rédaction de « Neuropsychiatrie de l'Enfance et de l'Adolescence », « Perspectives psychiatriques », « Enfances § Psy » et … du « Journal du droit des jeunes » belge, chercheur et auteur de nombreux ouvrages. Dans la semaine qui a suivi la découverte des corps de Julie et Melissa, victimes de Dutroux, Jean-Yves Hayez a proposé à la télévision belge une séance de groupe avec cinq enfants pour leur faire élaborer leurs émotions et les faire parler sur ce qui s’était passé. Cette thérapie de groupe unique fut intégrée dans une émission enfantine de grande audience, permettant ainsi au jeune public de profiter d’un moment de réflexion sur ces terribles évènements. La rencontre avec ce spécialiste reconnu dans le traitement de la maltraitance était donc incontournable. L’échange qui a eu lieu fut d’autant plus riche que Jean-Yves Hayez n’hésita pas à se montrer fertile, car vraiment iconoclaste et surtout totalement politiquement incorrect. Nous reproduisons ici une partie de ses propos.
 
Au début des années 1980, la Belgique a reconnu un peu avant tout le monde en Europe l’existence de la maltraitance. Elle a été l’une des deux ou trois premières nations à le faire. Pour y répondre, elle a considéré qu’il fallait mettre en place des équipes pluridisciplinaires non judiciaires spécialisées, de troisième ligne. A ce moment-là, tout le monde était d’accord, les magistrats les premiers. L’idée, c’était de travailler dans la mesure du possible à l’amiable les situations de maltraitance. Au fil du temps, on s’est rendu compte que la conviction qu’on allait pouvoir agir ainsi dans beaucoup de situations était un peu illusoire.  On a d’abord tous constaté que pour un certain nombre de familles, il fallait mettre en place l’aide contrainte, rendant nécessaire l’intervention judiciaire. L’action morale du juge de la jeunesse permettait soit d’obliger des gens à se présenter aux rendez-vous, soit de protéger l’enfant, en le séparant autoritairement de ses parents. On a ensuite vécu, même si c’est un peu moins le cas qu’en France, cette  tyrannie de magistrats qui veulent que tout passe par eux et qui vous menacent de la guillotine si vous ne signalez pas tout de suite.
 

Une efficacité douteuse de la justice

Et ce, alors même qu’ils ne savent pas toujours suivre le signalement qui leur est transmis et qu’à moins d’avoir des preuves physiques évidentes il ne se passe pas souvent grand-chose. Ils ont commencé en Belgique aussi à faire pression sur les travailleurs médico-sociaux. Mais je pense que, d’une part la tyrannie est un peu moins forte et que d’autre part les travailleurs médico-sociaux belges sont un peu plus résistants que le français. Ce qui fait qu’actuellement dans notre pays, 25% des cas de maltraitances physique ou sexuelle continuent à être traités par les propres forces psychosociales. Ce qui signifie qu’il y en a trois quart qu’on judiciarise. Pour autant, quand on judiciarise, ce n’est pas parce qu’on a une guillotine dans le dos, mais parce qu’on a décidé de le faire. Soit pour le pouvoir de contrainte que cela apporte, soit parce que dans un certain nombre de cas, on pense que la protection et la sanction venant du système pénal est une bonne chose.  Je l’ai dit tantôt, le travail non judiciaire pur était une illusion. Nous étions dans le rêve. Mais on reste prudent quand on judiciarise, on le fait avec l’esprit plus libre que dans bien d’autres pays. Je préfère d’ailleurs dire « demander un complément d’intervention judiciaire » que d’employer l’expression « judiciariser». En Belgique, on aime bien les périphrases. Car, dans un certain nombre de cas, la justice est lente, bureaucratique et son bras, s’il s’abat parfois, il ne s’abat pas souvent. C’est une aubaine, quand un réseau pédophile tombe, comme à Angers. On peut alors montrer qu’on a la main sévère. Mais, j’ai beaucoup plus de situations d’enfants qui n’ont pas été aidés par la justice, que d’enfants qui l’on été. La déjudiciarisation pure, cela marche dans une minorité de cas, l’inclusion des autorités judiciaires. Cela donne des résultats surtout quand il y a des preuves. Essayez, dans le contexte d’une séparation parentale, de faire croire à un tribunal à la parole d’un enfant de quatre ans qui est expertisée trois mois après les faits, est quasiment impossible. Je peux vous donner l’exemple de cette petite fille d’une dizaine d’années qui a clairement accusé son père, avec des termes précis : son dossier a été classé sans suite, parce qu’il n’y avait que sa parole.
 

Comment intervenir face à l’enfant agressé ?

Je pense qu’on a fait largement fausse route, en imaginant que la solution consistait à créer des institutions de troisième ligne mises en branle lors des signalements. Je crois qu’elles sont efficaces dans un certain nombre de cas, mais pas dans la majorité. S’il fallait refaire l’histoire, je pense qu’il aurait mieux valu augmenter la capacité des enfants, des adolescents et de la partie saine des familles à se protéger par eux-mêmes. On a beaucoup trop misé sur la protection que pouvait apporter la société et qu’elle n’apporte pas tant que cela. Je suis un peu désabusé quant à l’efficacité de l’aide. Le droit pénal est basé sur la religion de la preuve et la présomption d’innocence. Il n’y a que dans 3 ou 4% des cas où les juges de la jeunesse réussissent à protéger l’enfant, malgré le fait qu’il n’y ait pas eu de condamnation du présumé agresseur. Depuis une dizaine d’années, il y a une véritable intoxication qui fait de la sanction, le préalable à toute réparation ou à toute thérapie. Ce qui est inquiétant quand on sait que cette sanction n’intervient qu’une fois sur quatre ou sur cinq ! Ce qui compte, c’est avant tout la reconnaissance de l’agression subie, la protection pour que cela ne se reproduise pas. La désapprobation de ce qui s’est passé n’est pas le monopole de la seule justice. Cela peut aussi venir de n’importe quel citoyen. La sanction fait partie du processus. Mais je suis perplexe quant au fait qu’elle ne doive qu’être pénale. Quand un enfant normal ose révéler qu’on abuse sexuellement de lui, prenant ainsi la responsabilité d’aller chatouiller les moustaches du tigre adulte, il y a une plus grande probabilité qu’il y ait plus de vrai que de l’affabulation dans ce qu’il va dire. Mais, avant de lui dire « je te crois » je lui dirais « je t’écoute ».L’enfant a d’abord besoin d’être entendu, de se soulager d’un poids, d’être protégé et reconnu. Il y a tout un vécu qui accompagne la maltraitance : ses sentiments personnels, le fait qu’il a essayé d’en parler mais qu’il n’a pas été cru… il y a tout un contexte qui dépasse le seul fait qu’il a été frappé ou agressé. Il a besoin d’être entendu dans tout cela. Quand j’ai l’impression que j’ai à faire à un enfant largement fiable, je vais partager mes sentiments avec lui. C’est moins la parole qu’une attitude d’accueil, une implication authentique. Une attitude importante consiste à laisser l’enfant comme sujet en lui posant la question de ce qu’il attend de nous et de ce qu’il aimerait qu’on fasse. Si on l’interroge ainsi, un certain nombre d’entre eux ne va pas vous demander de vous précipiter. Il faut alors continuer à réfléchir sur là où est le moindre mal. Je ne dis pas qu’il faut toujours obéir à un enfant. Il faut parfois agir par devers eux. Mais pas dans la précipitation, mais en analysant au mieux sa situation. Il y a bien sûr des exceptions à ce que je dis. S’il s’agit d’un enfant de trois ans en grand danger, on va l’hospitaliser en pédiatrie. Les professionnels devraient avoir des lieux pour réfléchir à la moindre mauvaise conduite à tenir où seraient envisagés tous les possibles. Si l’on fait de la protection active contre le gré du mineur, il faut qu’on prenne le temps de réfléchir entre nous et avec le mineur. Et puis il y a une question de formation. En Belgique, nous sommes un certain nombre à nous être formés à des techniques d’entretien et à des grilles d’analyse de ce que dit l’enfant, ce qui nous permet quand même dans pas mal de cas, de nous faire une idée assez précise sur la probabilité de ce qu’il avance.
 

Un exemple d’intervention

Un jeune de 17 ans m’a raconté un inceste avec sa sœur d’un an plus jeune, qui s’était déroulé entre l’âge de huit ans et de quinze ans et qui s’était terminé il y a deux ans, quand il était devenu pubère et surtout peut-être quand au plaisir a succédé un sentiment d’horreur. Cette situation l’a beaucoup remué au point qu’il a fait une tentative de suicide. Comme cet inceste était terminé, ma politique a été de l’écouter et de le faire réfléchir sur ce qu’avait pu vivre sa sœur. Je lui ai dit que si cela le libérait de m’en parler, il se libèrerait encore plus s’il arrivait un jour à dire à ses parents ce qu’il avait fait avec sa sœur. J’ai abordé avec lui la question des responsabilités. Je lui ai proposé qu’ils viennent tous les deux en parler avec moi. Ce qui ne s’est pas encore pu se faire. Je pense que je fais faire pression sur lui pour qu’il la convainque de l’accompagner lors d’une prochaine séance. En arrivant devant moi, écrasé de culpabilité, il a montré que le travail de la loi avait fait effet. Il avait conscience qu’il avait fait mal. Je me donne le temps de bien comprendre. Je ne peux dire s’il y a faute que si j’en suis bien convaincu et si donc j’ai pris le temps de bien écouter le jeune. Pendant tout un temps, ça a été des jeux sexuels entre un frère et une sœur. Et puis, petit à petit, ils ont franchi une frontière, ils sont devenus amoureux l’un de l’autre. Pour que quelqu’un commette une faute il faut qu’il le fasse volontairement. S’ils avaient le sentiment qu’ils faisaient quelque chose de mal, ils ne faisaient pas de la destruction délibérée. Ce n’est pas parce qu’un jeune fait du sexe avec un plus jeune qu’il faut forcément considérer que le plus grand est l’agresseur et le petit la victime. Il faut être sûr que c’est effectivement vécu comme une violence et qu’il n’y a pas alignement de l’enfant sur la façon dont l’adulte le vit lui-même. Ma préoccupation sera de demander au petit pourquoi il s’est laissé faire. Je pense qu’il faut mettre autant d’énergie à renforcer la capacité à dire oui ou à dire non, qu’à traquer les agresseurs. On a tous le bien et le mal en nous. On est tous susceptible de dérapages violents ou sexuels. Il faut se reprendre indéfiniment. Aux Etats Unis, si quelqu’un va consulter un médecin pour lui expliquer qu’il  a des tendances pédophiles, le praticien est tenu de le dénoncer sous peine de faire lui-même des années de prison. Comment voulez-vous que les gens assument leur faiblesse sans un tel contexte qui idéalise l’efficacité de la répression ? Je regrette qu’il n’y ait pas plus d’humanité. La confidentialité est dans une large mesure une bonne chose. On a toujours besoin dans une société de présenter ce que les américains appellent des « suitable ennemys » des ennemis identifiables. L’ennemi identifiable est actuellement la pédophilie et la sexualité dirigée contre les enfants. Cela permet d’oublier la macro délinquance de Chirac ou de nos propres ministres belges ou celle des cols blancs.
 
 
Les centres fermés sont-ils une alternative à l’incarcération des mineurs ?
La Belgique ne possède pas dans ses prisons de quartier pour mineurs. La loi n’autorise pas les incarcérations des moins de 18 ans. Pourtant, les situations où un adolescent doit être arrêté dans ses dérives par la contention existent tout autant qu’ailleurs. C’est pourquoi, en 1981, le pays a fait le choix de se doter de centres fermés. Celui de Braine le Château est le premier à avoir été créé. Visite guidée.
 
Pour pénétrer à Braine le Château, il faut franchir un sas : le gardien qui vous accueille derrière sa vitre ne peut actionner la gâche de la porte qui donne sur le hall d’entrée de l’établissement que si l’on a au préalable refermé celle qui donne sur l’extérieur. Il n’y a pas de doute, nous sommes bien dans un lieu sécurisé : un terrain de sport et une cour intérieure
cernés par un mur haut de plus de six mètres, des vitres renforcées et des fenêtres sans poignées, de puissantes portes fermant les cellules individuelles qui servent de chambre à chacun des dix pensionnaires logeant dans chaque unité de vie… la contention n’est pas une simple impression, elle est réelle et efficace.
 

La création du centre fermé de Braine le Château

L’histoire de ce lieu nous fait remonter à 1952, année où la Belgique découvre, scandalisée, le traitement réservé aux mineurs accueillis à l’institution de Saint-Hubert au cœur de la forêt des Ardennes. Violence, humiliations et mauvais traitements y règnent en maître. Les auteurs des sévices seront condamnés et l’établissement fermé. Le gouvernement d’alors prend une décision qui va marquer le traitement de l’enfance délinquante pour les cinquante années qui vont suivre : il renonce au principe même de l’enfermement des mineurs en milieu carcéral. On sait l’opinion publique versatile. La presse qui, en 1952, s’était émue de la violence subie par les enfants, va se retourner trente ans plus tard et réagir tout aussi fortement à un autre fait divers mettant en cause un enfant violent. En 1981, un adolescent de 14 ans tue à coup de fusil son père, alors que ce dernier se met à nouveau à frapper sa mère. Placé par un juge de la jeunesse dans un foyer, il en fugue à plusieurs reprises, contraignant la justice à n’avoir comme seule solution que la remise à sa mère. Le jeune commet alors un nouveau meurtre, se débarrassant d’un chef de bande concurrent. La justice le confia à une Institution Publique de Protection de la Jeunesse, avec cette fois-ci, comme consigne de le surveiller 24 heures sur 24 pour qu’il ne puisse pas s’enfuir. Refus des éducateurs de l’établissement qui considéraient qu’il n’était pas dans leurs attributions de jouer aux gardiens de prison et qui menacèrent de se mettre en grève. Le ministre de la justice prit alors la décision, le 3 juillet 1981, de créer une institution éducative fermée dont il exigea l’ouverture dans les semaines qui suivaient. C’est donc dans la précipitation, que s’ouvrirent, aux abords de l’Institution publique de protection de la jeunesse de Wauthier-Braine, les deux sections de ce qui s’appela d’abord « centre de rééducation ».
 

Un centre en pleine expansion

 Après 24 ans de fonctionnement, le climat général étant à l’accroissement du réflexe sécuritaire, non seulement le centre fermé de Braine le Château existe toujours, mais il a doublé sa capacité d’accueil, passant en 2001 à trois, puis en 2004 à quatre sections, portant sa capacité d’accueil de 22 à 43 « pensionnaires » (dont trois places d’urgence), auquel se rajoute une section de milieu ouvert qui permet l’accompagnement post institutionnel de dix jeunes. La récente possibilité donnée aux juges de la jeunesse d’ordonner des enfermements courts de 30 jours a diversifié encore les modalités d’internement. Les mineurs qui séjournent ici ont commis des actes graves : meurtre, tentative de meurtre ou viol sur mineur. Les critères d’admission ne sont pas précisés par la loi, mais par le projet pédagogique. Ce lieu n’est pas fait pour n’importe quel jeune, même s’il peut se faire qu’un mineur se retrouve enfermé là, alors qu’il n’a rien à y faire. L’établissement ne peut refuser une admission ordonnée par un magistrat, sauf par manque de place. Dès son arrivée, le mineur est reçu par la Directrice du centre qui commence par l’informer de sa possibilité d’interjeter appel de la décision de placement. Cette procédure doit intervenir dans les 48 heures. Elle n’est pas suspensive de la décision et recevra une réponse dans les quinze jours ouvrables. A l’issue des deux premières semaines, une audience a lieu pour repréciser les raisons de la décision du magistrat. La première ordonnance de placement est prise pour trois mois maximum, renouvelable à nouveau trois mois. A l’issue de cette échéance, la décision peut encore être prolongée, mais doit être revue à la fin de chaque mois. On est donc loin d’un enfermement sans limite, ni fin. La moyenne du temps de séjour est de six mois. Le maximum a été de quatre ans, le minimum de trois semaines (le jeune, suite à un appel, a été réorienté vers un service psychiatrique). La journée-type est bien remplie, répartie entre une remise à niveau scolaire, un atelier polyvalent proposant la découverte de trois métiers (bois, électricité et peinture) et des activités sportives (qui permettent aux jeunes de libérer leur agressivité de façon socialisée). Dix éducateurs interviennent pour dix jeunes (les encadrants interviennent le plus souvent par deux). Dix surveillants sont présents la nuit comme veilleurs, mais aussi dans la journée, afin de libérer quelque peu les éducateurs des tâches de contrôle, de sécurité et de vigilance qui sont permanentes, dans un contexte d’enfermement.
 

Articuler éducation et contention

La plupart des jeunes accueillis ont connu de multiples échecs. Trouver un adulte fiable et bienveillant avec qui établir un lien de confiance leur est peu courant. Tout est fait pour favoriser cette interaction. Les éducateurs qui travaillent ici fonctionnent dans une double dynamique relationnelle et sanctionnelle. Certes, ils participent à la contention des mineurs. Mais il leur est tout autant demandé de tisser une relation éducative. A son arrivée un éducateur référent est désigné pour s’occuper du jeune dans sa globalité : c’est l’aide contrainte. Au bout de quelques jours, le mineur aura la possibilité de se choisir dans l’équipe éducative un second adulte qui partagera sa référence : c’est l’aide offerte. Travailler ici requière chez les adultes une authenticité et une grande disponibilité, mais aussi une capacité à l’empathie et à un investissement non tributaire du comportement du jeune. En fait, une fois passé le temps de la révolte contre le placement, certains jeunes réussissent à exprimer leur soulagement de trouver un cadre et un contenant à leur errance. Encore faut-il prendre le temps nécessaire pour permettre au lien de se tisser. C’est pourquoi les deux premiers mois, aucune sortie n’est autorisée. Il s’agit de favoriser l’établissement d’un lien potentiel. Après cette première période, le jeune peut sortir, mais accompagné par son éducateur référent : visite à sa famille, sortie en ville, séance de cinéma. Puis, petit à petit, la pression devient moins forte. Ce que l’on recherche, c’est bien que l’adolescent délinquant sorte de l’établissement, en ayant acquis les capacités à modifier la conduite gravement asociale qui l’y a fait entrer. Lui apprendre à tester sa liberté et à gérer sa responsabilité fait aussi partie du travail d’éducation qui doit lui permettre de trouver une nouvelle place dans la société. Dès lors, qu’il dispose d’une autorisation de sortir seul ... et qu’il revient, une étape a été franchie. S’il profite de la confiance qui lui a été faite, pour fuguer, il sera recherché. A son retour à Braine-le-Château, il devra à nouveau y rester pour dix nouvelles semaines au moins, sans sortir. Il y a environ 2.000 de ces sorties qui sont organisées chaque année. Il n’y a aucune difficulté pour 99,5 % d’entre elles. Les visites des familles au sein de l’établissement sont possibles deux fois par semaine. Elles se font toujours en présence d’un éducateur pour garantir la sécurité et pour favoriser les échanges.
Les 43 mineurs accueillis en permanence sont encadrés par 150 personnes qui peuvent être éducateurs, enseignants, psychologues, assistants sociaux, médecins, infirmières ou personnels de sécurité et de service. Le prix de journée est de 500 € par jeune. Une telle approche fait se hérisser bien des éducateurs en France, qui restent pour beaucoup convaincus qu’il s’agit là d’une concession inadmissible au répressif sur l’éducatif. Pourtant, notre pays n’a guère de leçons à donner en la matière. Le Rapport de la commission sénatoriale en date de 2000 témoigne des modalités d’incarcération qui perdurent en France pour certains mineurs : « La commission d'enquête a visité le quartier des mineurs des prisons de Lyon. La situation qu'elle y a constaté est véritablement une « humiliation pour la République ». Les locaux sont terriblement dégradés, le surpeuplement y est parfois tel que la commission a rencontré un mineur couchant sur une paillasse à même le sol. Toutes sortes de trafics y prospèrent, la séparation entre majeurs et mineurs étant virtuelle. Les efforts d'un personnel pénitentiaire très méritant ne peuvent suffire à compenser une telle situation. Le quartier des mineurs des prisons de Lyon est plus digne d'un roman de Charles Dickens que de la France du vingt-et-unième siècle. »
 
 
Une pédagogie comportementaliste
Toute la pédagogie de l’établissement est centrée sur le renforcement des comportements positifs et le découragement de ceux qui sont déstructurants. Chaque intervenant (éducateur, enseignant, moniteur d’atelier ...) est chargé de donner quotidiennement une évaluation sur chaque jeune. Cinq indications peuvent ainsi être portées : Très bien, Bien, Satisfaisant, Insuffisant, Mal. En fin de semaine une appréciation générale est établie. Des efforts de sa part se concrétiseront par des gratifications ... une mauvaise volonté, par des restrictions. Un jeune en état de crise échappe à cette évaluation : on tient compte de la progression volontaire dont il fait ou non preuve, pas des moments où il ne peut se contrôler. L’appréciation ne doit pas être utilisée comme un chantage pour obtenir qu’il se plie. Elle doit  être prise par l’adulte, quand celui-ci n’est plus directement impliqué dans le conflit et quand la passion de l’interaction s’est atténuée. Autant dire, que le comportement du jeune doit faire l’objet d’un examen nuancé et distancié, en distinguant bien les faits des intentions qui en sont à l’origine (ce peut être de l’espièglerie, de la sottise, tout autant que du froid calcul ou de la pure méchanceté).
 
Les centres fermés belges
La Belgique dispose de trois centre fermés : Braine le Château (40 places + 3 places d’urgence), Fraipont (10 places + 1 place d’urgence), Saint Servais (4 places + 1 place d’urgence pour les filles). Le nombre de places s’étant avéré depuis quelques années insuffisantes, certains mineurs délinquants ont du être remis en liberté, alors que le juge de la jeunesse avait décidé de leur placement en centre fermé. Cette carence a amené les communautés française, flamande et de langue allemande à financer, en collaboration avec le pouvoir fédéral, un centre fermé provisoire situé à Everberg Kortenberg qui admet provisoirement des mineurs ayant commis des actes qualifiés infraction, en attendant qu’une place se libère dans l’un des centres fermés dépendant de sa communauté linguistique. 
 
 
La Commission de déontologie de l’aide à la jeunesse
S’il est bien un souci récurrent du travail social à travers le monde, c’est le respect dû aux usagers et les obligations auxquelles sont tenus les intervenants. La Belgique ne pouvait échapper à ce mouvement. Dans la foulée du décret de 1991, sont nés un Code de déontologie et une Commission chargée de réfléchir à son application.
 
L’article 4 du décret de 1991 précise : « Tous les services prévus par le présent décret, y compris le groupe des institutions publiques, sont en outre tenus de respecter le code de déontologie arrêté par le Gouvernement sur la proposition du conseil communautaire. » L’élaboration de ce code a mis un certain nombre d’années avant d’aboutir, en 1995, à un texte définitif. Ce document se veut dynamique et mouvant. Ce n’est pas un guide, mais une référence souple qui fait appel à la conscience de chacun. Il s’articule autour de deux axes : les droits du mineur et les obligations de l’intervenant social inhérentes à l’ensemble de ces droits. Le mineur bénéficie de la garantie du secret professionnel qui est à son service et qui  ne peut être levé partiellement ou totalement qu’en deux circonstances : le secret partagé avec des personnes tenues aux mêmes obligations et l’intérêt supérieur de l’enfant. Il bénéficie aussi du respect de ses convictions personnelles. Il doit être informé sur ses droits dans un langage accessible et intelligible.
 

Une Commission consultative

La commission de déontologie de l’aide à la jeunesse a été créée en 1996. Elle est composée de neuf membres : sept ont voix délibérative (le président qui est un magistrat, un représentant de la ligue des droits de l’homme, trois chercheurs en sciences sociales, un professionnel issu du monde médical ou paramédical, un autre du secteur socio-éducatif) et deux à voix consultative (un représentant de l’administration fédérale, un de l’administration communautaire). Cette instance n’est pas là pour sanctionner des infractions commises à l’égard du Code de déontologie, mais pour faire réfléchir. Elle ne fonctionne pas donc pas sur un mode disciplinaire qui se tournerait plus vers les professions. Son objectif est bien orienté vers une déontologie ouverte sur l’usager. Sa compétence est conditionnée par l’absence de procédure pénale. Elle peut toutefois continuer son travail d’avis, si la plainte est déposée après sa propre saisine. La commission se refuse à fonctionner dans une logique judiciaire : il n’y a ni échange de pièce, ni contradictoire. Elle fonctionne plutôt sur le mode du consensus, renvoyant chacun vers lui-même : du moment que le professionnel agit en conscience, rien ne peut lui être reproché. La Commission est sollicitée tant sur des généralités que sur des cas particuliers. Chaque avis qu’elle émet est un cas d’espèce. Il est formulé avec tact et prudence.
La Commission de déontologie de l’aide à la jeunesse ne s’est pas contentée de se pencher sur les situations qui lui étaient soumises. Elle a du aussi trancher quant à des problèmes éthiques inhérents à sa propre existence. Ainsi, lorsqu’un ministre lui a demandé que lui soient communiqués les procès verbaux de ses séances, la commission a décidé d’établir deux documents : l’un reproduisant l’intégralité des débats en son sein, l’autre expurgée des informations qu’elle estimait ne pouvoir être transmises à une autorité politique non soumise au secret professionnel.
Autre confrontation avec le ministre : la Commission estimait que ses avis devait pouvoir être publiés, au lieu de se limiter à les communiquer aux seuls demandeurs. Il a fallu lui attendre le décret en date du 19 mai 2004 pour que cette publication devienne obligatoire. Mais, les moyens financiers permettant d’éditer ces avis ne seront débloqués par l’administration qu’un an plus tard …
 
Au final, la Commission de déontologie de l’aide à la jeunesse a réussi à éviter d’enfermer les professionnels dans une enveloppe étroite et rigide. Elle déploie son activité plutôt comme une réflexion ouverte sur les bonnes pratiques. Mais, ses avis n’ont pas reçu l’écho qu’ils mériteraient sans doute. Leur publication devenue obligatoire depuis peu, viendra-t-elle modifier la donne ? Seul l’avenir le dira.
 
 
À lire
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Jacques Trémintin – Journal du Droit des Jeunes ■ n°249 ■ nov 2005