Sillage UEER
Une goutte d’eau bien salée dans l’océan de leur vie
Comme cela se passe régulièrement à l’occasion de telle banlieue qui s’enflamme ou de tel fait divers qui place au premier plan la violence des mineurs, on assiste à l’éternel débat entre les tenants d’un recours accru à la répression à l’encontre des jeunes délinquants et ceux qui s’y opposent. Il est légitime que face à l’insécurité, le citoyen réclame protection et garantie tant de ses biens que de sa vie. Aussi, les professionnels de l’éducation ont-ils bien du mal à faire comprendre que ce n’est pas en remplissant les prisons que l’on réglera le problème. C’est pourquoi il est intéressant de valoriser les expériences de terrain qui apportent des réponses pertinentes bien au-delà des débats idéologiques. Quelles sont les alternatives qui fonctionnent concrètement ? Lien Social a consacré son numéro 434 aux Unités Educatives à Encadrement Renforcé. Aujourd’hui, nous proposons une incursion dans un lieu de vie qui s’inscrit dans cette dynamique même s’il n’en a pas le label officiel. Il s’agit de Sillage. Nos fidèles lecteurs se souviendront peut-être du reportage publié dans le numéro 361 en date du 11 juillet 1996 et qui présentait cette association proposant la croisière en bateau comme outil original de (ré)insertion au service des populations en difficulté (sdf, personnes handicapées physiques, handicapées mentales, incarcérées, toxicomanes …). Le séjour de 6 mois organisé du 6 octobre 1996 au 3 avril 1997 avec 5 jeunes placés par des juges des enfants a impulsé l’orientation de l’association vers un travail avec les mineurs pris en charge par la justice. En juin 1997, une rencontre a même eu lieu avec des représentants du ministère de la justice en vue d’une qualification au titre d’un U.E.E.R. Le changement de gouvernement et l’audit ordonné par Elisabeth Guigou sur ce type de structure a gelé le projet. Ce qui n’empêchera pas le lieu de vie de fonctionner dès le mois d’octobre suivant avec des adolescents confiés par la Protection Judiciaire de la Jeunesse ou l’Aide Sociale à l’Enfance.
Le cadre de travail
On retrouve donc notre Feeling de 13,50 mètres de long adapté pour accueillir 10 personnes. Rappelons que le voilier est doté de tout l’équipement moderne qui assure la sécurité des passagers : radar, VHF, téléphone, routeur et G.P.S. (système de positionnement par satellite). A bord, deux adultes : un skipper et un éducateur spécialisé. L’équipe éducative assure l’encadrement pendant 15 jours. L’autre quinzaine, elle est relayée par deux autres professionnels ayant les mêmes qualifications. Du côté des jeunes, le nombre moyen est de 4 adolescents qui viennent à bord faire ce qu’il est contenu d’appeler un “ séjour de rupture ”. Quand l’association reçoit le dossier de candidature de l’adolescent, ce n’est pas tant son parcours antérieur qui est retenu comme critère de sélection mais un minimum d’engagement de sa part, ainsi que l’implication du service qui l’envoie. Il ne s’agit pas de se débarrasser d’un “ incasable ” dont on ne sait plus que faire, mais de proposer un lieu assurant une prise de distance et de recul avec le vécu pouvant ouvrir sur un projet. Pour cela la liaison entre Sillage et le référent institutionnel à terre est essentielle. Un contact téléphonique hebdomadaire est exigé au minimum. Le séjour sur le bateau n’est en aucun cas carcéral. Le jeune peut y mettre un terme s’il le désire. A la fin de chaque mois, il est tenu d’adresser une carte postale à son juge afin de demander la prolongation de son placement qui peut aller jusqu’à trois mois. Il ne s’agit pas là de conditions excessives permettant de s’assurer moins de problèmes. Il est plutôt question de donner du sens au séjour et de placer le jeune en position d’acteur de son changement. S’il ne fait que subir son passage de Sillage, les résultats risquent d’être bien compromis. Le professionnel lisant ces lignes pourra légitimement douter de la réussite d’un tel projet : ne peut-on imaginer que soit ceux qui y accèdent ont déjà réglé une partie de leurs problèmes, soit ils n’y tiennent guère longtemps ? Cela n’est pas aussi simple.
Le groupe de jeunes
En l’espace de 6 mois, 13 jeunes se sont succédés. Agés de 13 à 17 ans, la moyenne d’âge s’établit à 14 ans. La durée de séjour s’est étendue d’une semaine à 3 mois avec une moyenne d’1 mois et 3 semaines. Cela peut sembler court, mais en mer, le temps n’a pas la même valeur qu’à terre et le travail engagé donne des résultats peu comparables. Les raisons du suivi socio-éducatif des jeunes sont à 90% des faits de délinquance : vols répétés, agression physique, toxicomanie, trafics divers, viols … Certains d’entre eux sont venus directement de maison d’arrêt, leur séjour sur Sillage intervenant comme alternative à l’incarcération. Il ne faut pourtant pas imaginer qu’une telle proposition les séduise obligatoirement. L’un d’entre eux a décliné l’offre, préférant rester en prison. Un autre a demandé à y retourner une semaine après son arrivée sur le bateau. Ce qui est à la mesure de la déstructuration de la plupart de ceux qui embarquent. Une fois à bord, toutes les tentations sont bonnes. Malgré une vigilance de tous les instants, les pires attitudes sont toujours à craindre. Cela fait partie du travail de l’équipage de les prévenir mais aussi de les gérer quand elles adviennent, tant il est vrai que non seulement rien ne peut empêcher les passages à l’acte, mais que c’est aussi à partir de ces manifestations que l’action éducative se réalise. Ainsi de cette visite de Belle-île qui conduit le groupe à entrer dans une église pourvue d’un orgue. L’un des jeunes veut-il démontrer sa dextérité en jouant de l’instrument ? Ses condisciples en profitent pour s’attaquer à la sacristie et piller les troncs ! Mais aussi, la confection au moment d’une période de repos au fond d’une cabine d’une pipe à eau, le liquide utilisé étant … de l’eau écarlate. Le mélange tourne mal en prenant feux : l’adolescent se brûle à la jambe et à la main au 2ème degré. Sans oublier l’achat en fraude d’une bouteille de whisky que va s’enfiler consciencieusement un jeune qui tombe dans un coma éthylique et subit un arrêt cardiaque. Sans l’intervention de l’éducateur effectuant une respiration artificielle et un massage cardiaque, il y aurait pu y avoir une issue fatale. Nous ne parlerons pas de ces sorties libres accordées ponctuellement à terre à ces jeunes qui n’eurent de cesse que de trouver des fournisseurs de cannabis et un coin tranquille pour le consommer.
L’action éducative
On peut comprendre que le travail des professionnels à bord se fasse d’une manière très prégnante. Chaque jeune reste sous l’œil des adultes qui savent où il se trouve à chaque instant. Cette pression constante qui, toutefois, comme nous l’avons vu, n’empêche pas les dérapages, rencontre une réaction étonnamment positive chez ces adolescents coutumiers d’un discours prétendant faire “ ce qu’ils veulent comme ils le veulent ”. A cela plusieurs raisons.
Il y a d’abord la situation d’insécurité fondamentale que présente l’élément marin. Dès que l’on quitte la terre ferme, les points de repère traditionnels s’évanouissent. C’est bien sûr en premier le déséquilibre d’un lieu qui bouge en permanence. C’est ensuite ces éléments qui font toujours un peu peur : l’immensité de l’océan, la violence du vent. On se sent petit, suffisamment petit pour avoir envie de se réfugier sous l’aile protectrice d’adultes compétents. Parce qu’ils sont indispensables pour guider la manœuvre et éviter de chavirer, de se blesser ou d’être précipité à la mer, leur autorité est d’autant plus accepté et peut s’étendre à bien d’autres domaines. C’est enfin la solidarité qui fonde la survie du groupe : si l’un craque, il peut mettre en danger les autres, que ce soit lors des manœuvres ou au moment des quarts de nuit. Autre facteur fondamental : la présence auprès des jeunes des deux adultes pendant 15 jours d’affilés. Ce sont les mêmes professionnels qui sont là au moment du lever et moment du coucher, qui veillent le jour et sont présents la nuit, qui dirigent les manœuvres et encadrent les sorties à terre, qui vivent les moments de joie et les moments de peine, qui se mettent en colère et qui plaisantent, qui rassurent ou consolent et qui engueulent, qui agissent ou qui parlent, qui écoutent ou qui exigent un travail … On est bien là dans une substitution de type parentale, garantie par la continuité dans le temps et l’intensité de l’engagement. Il ne s’agit pas bien entendu de remplacer les parents, ni de vouloir rattraper en quelques semaines et qui n’a pas été accompli en 13 ou 17ans ! Le lieu de vie offre un cadre structurant dans un ratio de l’adulte au jeune extrêmement important (1 pour 2) qui permet un investissement éducatif et une écoute d’une qualité jamais rencontrée peut-être auparavant pour certains des adolescents accueillis. Cela permet alors que tout dérapage soit pris à la source. Il n’a pas l’occasion de se développer beaucoup avant d’être cadré et remis en perspective. Chaque instant peut être l’occasion d’une action éducative. Le support en est la navigation, mais aussi des chantiers effectués dans les ports qui acceptent de confier un travail. Ici, c’est une rénovation d’annexes de vieux gréements, là c’est des barques portugaises repeintes avant d’être transformée en bas à sable. Ce peut être aussi le nettoyage d’une partie de ponton. En plus d’une initiation au travail aux côtés du skipper et de l’éducateur qui encadre le travail, cela a pu faire naître des motivations comme pour ce jeune passionné par les contacts avec les professionnels de la mer qui décide de devenir menuisier.
En visite …
L’impression étonnante que donne une visite sur le bateau, c’est bien de s’interroger sur ce que ces jeunes font là. Leur calme apparent est impressionnant. Pourtant, ce ne sont pas des anges : affaires de mœurs, vols de voiture, racket et trafic de stupéfiant, fugues à répétition. Les ados sont affables et répondent docilement aux exigences des éducateurs : tour de vaisselle ou de cuisine, modération de langage, tenue à table, cigarette distribuée une à une à certains moments de la journée, participation aux manœuvres … Tout se passe comme si ce cadre étroit leur permettait de contrôler les forces et pulsions qui les débordent si souvent. Ce n’est pas parce qu’ils sont calmes qu’ils sont là, mais bien parce qu’ils sont là qu’ils sont devenus plus calmes. Cela ne signifie nullement qu’il n’y a jamais de tempête. Cela veut dire que le climat proposé est suffisamment sécurisant et structurant pour rassurer et permettre une ébauche de construction. Une exigence apparaît incontournable pour les adultes : ne jamais lâcher la pression ni abaisser la vigilance, répondre immédiatement au moindre passage à l’acte ou au comportement aussi minime soit-il pour éviter qu’il prenne de l’ampleur. Le tableau dressé ici n’est en aucun cas idyllique. Le travail qui se réalise n’a pas la prétention de tout régler. Il ne fait que proposer une nouvelle amorce qui permette un autre départ. Cela ne se fait pas sans mal : “ Chaque fois que l’ambiance est bonne, que l’on fait une bonne activité, il faut que ce soit cassé, comme si le plaisir ou le bonheur n’était pas possible, leur était interdit. Il leur faut replonger dans un conflit, une réprimande, une menace de retour à la case départ ” note l’éducateur un jour dans le cahier de bord. L’évolution ne se fait pas en linéaire, mais en dent de scie : chaque pas gagné se paie ! Mais quelle plus belle image de cette expérience proposée par Sillage, que le bateau remontant la rivière La Vilaine, un jour de grand brouillard où on n’y voit goutte à moins de 2 mètres ? Deux gamins sur le devant à scruter l’espace que fend l’étrave, prêt à indiquer le moindre obstacle, un adulte à la barre dirigeant l’esquif. C’est là comme une parabole : guider des enfants perdus dans la brume de leur existence pour leur permettre de trouver la direction de leur avenir. Bon vent à Sillage, et que les adolescents qui monte à bord puissent profiter au mieux de cette goutte d’eau salée dans l’océan de leur vie !
Jacques TREMINTIN – LIEN SOCIAL ■ n°444 ■ 04/06/1998
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