Sillage Journal de bord

Lundi 22 avril: Le groupe qui avait fait en partie connaissance lors de l’après-midi de présentation du bateau se retrouve à pied d’oeuvre. Derniers préparatifs avant le départ: on charge les affaires en les calant bien après s’être réparti dans les cabines. Alain, le skipper rappelle les consignes de navigation et de sécurité. Sous les sourires percent les inquiétudes des uns (« et si quelqu’un tombe à la mer ? »), ou l’excitation des autres. Puis, le bateau quitte le quai. Premières manoeuvres: les ordres sont précis mais doivent être répétés patiemment. Bienvenue dans le monde de la navigation à voile ! La pluie se met à tomber. Harnachés dans nos cirés et nos bottes, nous apprenons à nous adapter aux mouvements du bateau. Le séjour en cabine donne mal à la tête, tout le monde est sur le pont ! Un éducateur sera le premier à vomir suivi par un ado. Pas étonnant que le groupe soit devenu si calme: chacun est occupé à s’y retrouver dans ses sensations. Yvan reste recroquevillé sur lui-même, comme un hérisson en boule: ce sera sa position à chacun des trajets. Cinq heures de navigation au moteur (il n’y a plus de vent), et c’est l’arrivée à l’Ile de Hoëdic. Nous nous accouplons à un autre bateau accroché à un corps mort. Ses occupants nous aident activement à la manoeuvre: solidarité des gens de mer. Reprise de contact avec la terre ferme. Farid qui n’a pas laché les adultes de son flot de parole depuis le départ, trouve un chien qu’il adopte. Le reste du groupe de jeunes se cherche: alliance, regroupement, association se font et se défont au gré des rencontres sur l’île qui n’est pas très étendue. La consigne que nous leur avons imposée (retour à une heure précise) est respectée.

 

Mardi 23 avril: Après une nuit mouvementée liée au chahut orchestré par Sylvain et Lionel (qui vaudra une réorganisation des couchettes), petit-déjeuner et nouveau lacher d’ados sur l’Ile. Farid retrouve « son » chien. Premiers étonnements: les jeunes ne se comportent pas tous comme on s’y attendait. Certes, Lionel reste à bord comme à terre prêt à faire la première bêtise qui se présente, mais il a accepté avec entrain et une vraie bonne volonté la corvée de nettoyage des WC. Anièce,  qui réclame de quitter sa famille d’accueil pour aller en foyer se montre en retrait par rapport au groupe. Sylvain, réputé tête en l’air et peu mature (il a fugué deux semaines avant le séjour pour une boum organisée à l’autre bout du département ... qui avait été annulée ! ) se montre comme l’un des plus mûrs et des plus raisonnables du groupe. Danielle, vécue comme dépressive et abattue avant le séjour apparaît détendue et épanouie ... En début d’après-midi, départ pour le golfe du Morbihan que nous remontons jusqu’au petit port du Bono (dans la rivière d’Auray). Le groupe est excité: enfin, il retrouve la civilisation. Certes, il n’y a pas encore de supermarchés. Mais malgré l’heure tardive, on trouve un café-alimentation ouvert: provision de quelques cartes postales et de beaucoup de bonbons.

 

Mercredi 24 avril: Les ados sont initiés à la conduite de l’annexe. Un à un ils se voient confiés le pilotage d’un petit bateau à moteur. Comparaison des prouesses de chacun. L’important, c’est la confiance qu’on leur fait. Puis, l’après-midi, séance de pêche aux coquillages sur une île (le golfe en comporte mille !). Les huîtres sauvages sont grosses comme des steaks. Après deux jours à les laisser dégorger, elles seront délicieuses farcies au four. Les repas sont un combat quotidien pour sortir les ados de leur alimentation unique et sans relief (en dehors du steak haché-frites-ketchup, c’est vrai que c’est de la nourriture « extra-terrestre »). Leur apprendre à goûter avec la langue et pas seulement avec les yeux est tout un poème ! Le groupe est remarquable par la solidarité qui l’anime: manifestement l’inconnu et les sensations nouvelles le soudent.

 

Jeudi 25 avril: arrivée tard la veille devant l’Ile aux Moines, nous y passons la journée. Première opération: douche pour tout le monde (à la capitainerie du port). Les premiers craquements apparaissent dans le groupe. Alors que les tâches ménagères se réalisaient jusqu’alors sans problèmes, là, ça  se dispute: personne ne veut plus faire la vaisselle. L’intervention de l’adulte est nécessaire pour réguler. Nouvel après-midi de quartier libre sur l’île: le respect des consignes a permis d’établir un climat de confiance. Sylvain et Myriam prennent l’initiative de rejoindre Alain dans le bateau tout seul avec l’annexe. Mise au point et engueulade  devant le risque pris.

 

Vendredi 26 avril: Sortie du golfe du Morbihan, destination Belle-Ile. Ce trajet est l’occasion comme pour les précédents de manoeuvres, chaque jeune se succédant s’il le désire à la barre. Tenir le cap, respecter les consignes: chacun se trouve ainsi, un moment donné maître du bateau et de sa destinée. Le groupe de jeunes s’agglutine à l’avant: rapprochement des corps plus ou moins enchevétrés comme si la consitution d’un seul bloc permettait d’affronter l’hostilité d’une mer bouillonnante à quelques centimètres. Entrée dans l’arrière-port de Belle-Ile. L’après-midi, le groupe a pour consigne de venir nous chercher s’il désire se baigner. Recherche fructueuse d’une petite crique,  et baignade sous notre surveillance (seuls 4 jeunes se tremperont dans une eau réputée à juste titre très froide). La cohésion du groupe nous fait accéder à sa demande de bénéficier d’une veillée de deux heures seuls sur le bateau. A notre retour, la soirée est partie en quenouille: le groupe n’a pas réussi à se prendre en charge. Qu’il est dur de s’émanciper ainsi du cadre structurant offert par les adultes.

 

Samedi 27 avril: Départ de Belle-île, destination Hoat où l’accostage en annexe n’épargne personne. Les vagues trempent tout le monde. L’île est petite, mais une partie du groupe réussit à se perdre, confondant les différentes plages au large desquelles mouillent des dizaines de bateaux. Mais la grande attraction de la journée, c’est bien la navigation programmée la nuit. Dans une obscurité à peine éclairée par une demi-lune, le vent se met à faire giter le navire. L’écume brille dans la nuit. Le déplacement au radar prend toute son importance. Farid tient la barre pendant près de 3 heures. Forte impression que de fendre ainsi les flots dans les ténèbres. Arrivée au port du Croasty vers 1H30 du matin.

 

Dimanche 28 avril: C’est la fin de l’aventure. On rentre à la maison. Chacun a l’impression d’être là depuis des années et en même temps d’être parti la veille. Les ados continueraient bien (d’autant plus qu’il y a classe le lendemain matin). Les adultes aussi d’ailleurs ... Mais les contraintes de la vie reprennent le dessus. Myriam se dit que finalement, elle est contente de retrouver son copain. Quant à Farid il a rendez-vous chez le Juge des Enfants mardi en fin d’après-midi. Un vent force 4-5 nous pousse vers notre port d’attache. Retour sous le soleil. Le groupe d’ados garde suffisamment de pêche pour nettoyer le bateau (même s’il faut l’encourager avec un peu d’énergie). On se quitte en se promettant de se retrouver d’ici l’été pour rendre visite tous ensemble à Alain et à son bateau. Le groupe s’est très bien comporté. Nul doute qu’à terre, on l’ aurait tenu avec plus de difficultés. La mer, univers à la fois inquitétant et fascinant a opéré.

 

Epilogue: Il s’est tissé des liens entre adultes et ados qui faciliteront grandement le travail ultérieur. Les jeunes ont-ils terminé le séjour comme ils l’ont commencé ? Il n’est pas facile de mesurer le travail qui s’est opéré. La difficulté à retrouver la terre ferme et toutes ses contraintes était en tout cas patente pour quasiment tous. Ces huit jours auront permis à chacun de se révéler tel qu’il est. Ainsi, Lionel se fera prendre dans un cambriolage deux jours après son retour. La mer ne fait pas de miracle: elle permet un temps de suspendre chacun dans son histoire et de lui permettre de mieux se connaître.

 

Jacques Trémintin – Mai 1996 – Non paru