Sillage, réponse face aux incasables
Quelle réponse face aux incasables ? L’exemple de Sillage
Le débat à propos des Unités Educatives à Encadrement Renforcé est loin d’être clos. Ce n’est là qu’un nouvel épisode du véritable “ serpent de mer ” qui réapparaît régulièrement.
Il y a d’un côté ceux qui veulent innover et proposer des solutions originales pour prendre en charge ces “ incasables ” qui errent de placement en placement, ces nomades à la limite de la prison, de la psychiatrie et de la clochardisation.
Il y a de l’autre ceux qui craignent qu’à l’occasion de ces innovations, on nous ressorte ces foyers “ fermés ” succédanés d’une incarcération qui ne veut pas dire son nom.
Les uns n’ont pas tort dans leur hardiesse ni les autres dans leur prudence.
Il n’empêche qu’il faut bien avancer. Et, il y en a qui avancent, qui agissent, qui expérimentent. Finalement, ils pourraient bien, par leurs actions concrètes, les mettre tous d’accord en ralliant l’enthousiasme des premiers et abaissant la méfiance des seconds.
Tel est le cas pour une association qui s’est spécialisée depuis bientôt deux ans dans la prise en charge sur un voilier des mineurs en grande difficulté. Le Journal du droit des Jeunes s’en était fait l’écho dans son numéro 156 (“ La délinquance est-elle soluble dans la mer ? ”) à une époque où toutes sortes de populations étaient accueillies dont notamment des personnes incarcérés. Nous retrouvons aujourd’hui Sillage fonctionnant comme lieu de vie agréé par le Conseil Général, la Protection judiciaire de la jeunesse et Jeunesse et Sport. L’accueil des adolescents le plus souvent délinquants se fait d’octobre à mai, par groupe de 4 ou 5 dans une perspective de séjour de rupture pendant trois mois maximum. L’objectif consiste à provoquer chez eux le déclic susceptible d’amener un début de changement comportemental. L’option qui a été choisie pour le mode de fonctionnement, c’est une une prise de distance très forte avec le contexte de vie antérieur rendu supportable par la perspective courte du séjour, mais permettant un véritable travail d’élaboration.
Le support de la mer : un défi
La mer est un élément dangereux. Dans nos contrées, la survie d’un être humain dans le milieu océanique ne peut dépasser quelques heures. La confrontation a ce risque permanent nécessite donc des règles impératives de sécurité.
La mer est aussi un milieu hostile. On ne peut dompter cette masse impressionnante, mais seulement apprendre à la connaître pour s’y adapter et savoir comment contourner ses aspects menaçants.
La mer est encore un élément inconnu. Un apprentissage est nécessaire pour arriver à la décoder et essayer d’en comprendre les mystères.
L’ensemble de ces caractéristiques pose toute navigation comme un combat et un défi contre une force au contact de laquelle l’homme en se mesurant peut se réaliser.
L’individu seul, reste fragile face à la mer. La navigation en solitaire se limite aux compétences d’une poignée de techniciens chevronnés et expérimentés. La collaboration et le travail d’équipe s’imposent pour faire bloc et être en capacité de diriger le navire. C’est pour cela que la navigation constitue par la force des choses un fantastique moyen de socialisation et d’approche de la place de l’autre. Chacun doit se positionner mais aussi accepter son voisin, non pas par choix philosophique, mais par obligation vitale.
Si l’équipage occupe une place centrale à bord, il n’en revient pas moins une responsabilité centrale à l’individu qui se voit confié des tâches essentielles dont peut dépendre la sauvegarde du groupe. Assurer son quart de nuit, barrer en gardant le cap, exécuter les manoeuvres avec précision et dextérité constituent des conditions à la pérennité du bateau et de ses passagers. Manquer à son devoir dans de telles circonstances c’est aussi risquer l’échouage, l’avarie, voire le naufrage. Justifier de la confiance qui vous est accordée c’est renforcer son estime de soi et notamment la croyance deans ses possibilités et capacités.
Le défi, la socialisation et la responsabilisation représentent des facteurs au coeur de l’anomie qui frappe les populations en difficulté.
Une adéquation avec les populations de jeunes en difficulté
Il y a d’abord ce désespoir qui caractérise ces jeunes marginalisés des banlieues se manifeste par une absence de toute perspective d’avenir. Seule peut- être subsistent l’esprit de clan et la solidarité de bande. Proposer à cette population de sublimer sa révolte dans un combat corps à corps avec le milieu marin peut répondre à son mal-vivre, une telle expérience lui permettant alors de se prouver sa valeur. Son attache à un territoire peut trouver une illustration au travers d’un navire qu’elle peut s’approprier.
Les jeunes en situation d’échec scolaire chronique souffre eux aussi d’une absence de repères et de limites. Les difficultés en matière d’acceptation de contraintes et de frustrations constituent certains de leurs traits de caractères les plus communs. La navigation impose des obligations liées par aucune volonté humaine. La marée, la tempête, les vents forcent à des choix limités. Ce sont là des éléments qui démontrent l’obligation de se soumettre à certains moments à des nécessités coercitives. Les besoins d’apprendre et de comprendre pour avancer sur la surface de l‘eau peuvent en outre réintroduire l’importance et l’utilité de la notion d’apprentissage.
Les jeunes en errance, de leur côté sont aussi des individus en fuite, animés par la peur... Peur de se retrouver face à l’autre, peur de se retrouver face à soi. Les quelques mètres carrés disponibles sur un navire rendent impossible cette fuite. Il devient nécessaire alors de s’arrêter, de se retourner pour faire face à ses problèmes. On n’a guère d’autres possibilités. On se retrouve dos au mur, contraint de se mobiliser pour avancer.
Les “ border-line ”, enfin, sont à la limite d’un comportement cohérent et au bord d’une attitude démente. Mais est-ce finalement très “ normal ” de s’affronter à cette masse mouvante de millions de mètres-cube qui peut vous engloutir ? N’est-ce pas un des projets les plus fous que l’homme aie jamais conçu que de s’y confronter ? Ce pari peut constituer une forme de communication et d’échange tout à fait intéressante par rapport à une population en marge des comportements ordinaires.
Le support marin s’adresse tout particulièrement aux jeunes les plus en difficulté.
Pour autant, il n’est pas question de transformer l’activité nautique en moyen totalisant voire totalitaire. Elle n’est et ne peut être qu’un support mis à disposition des équipes éducatives. Toute personne montant sur un bateau est très vite déstabilisée. Un certain nombre de constantes s’imposent dans tous les cas. Il en va ainsi du déséquilibre des sens, de la nécessité de cohabiter sur une étroite surface ou encore de l’obligation de s’adapter à des fonctionnements tout à fait différents à ceux de la terre ferme. Si chacun réagit à sa façon à ces contraintes, cette période est pour tous propice aux remises en cause, aux prises de conscience et à la révélation de ses propres limites et aptitudes. Le travail éducatif prend toute sa valeur dans ces moments précieux.
Un travail de collaboration
Mais pour que ces séjours de rupture constituent un moment significatif pour les jeunes qui sont reçus sur Sillage, encore faut-il que les adultes établissent les bonnes articulations.
La première de ces articulations concerne celle entre skipper et éducateur sur le bateau. Le skipper, par sa compétence technique de marin prend en charge le navire et de son équipage de non-professionnels et garantit un climat de sécurité et de sérénité dans le monde hostile de la mer. L’éducateur constitue quant à lui un maillon essentiel de l’équipage. Il favorise l’adaptation rendue nécessaire par la rupture d’avec tous les repères antérieurs. Il met à profit la déconstruction des acquis accumulés sur la terre ferme pour tenter une amorce de restructuration du mode de fonctionnement et des réactions de l’adolescent : par sa souplesse il s’adapte aux réactions très diversifiées qui vont se manifester. S’établit alors un judicieux équilibre entre le cadre qui est imposé et les échanges qui peuvent avoir lieu, entre un ferme rappel des consignes et la compréhension des réactions humaines, entre la nécessaire sécurité et l’élaboration collective des modalités de vie commune. Si les qualités éducatives du skipper sont nécessaires et les connaissances en navigation di travailleur social bien utiles, chacun est conforté et reconnu dans la place complémentaire qui est la sienne. Le but essentiel de l’opération est et reste l’expérimentation pat les jeunes de nouvelles valeurs et de nouveaux modes de relation et ce gtaçe à l’accompagnement intensif 24 heures sur 24 d’adultes présents tant sur mer que sur terre.
Seconde articulation essentielle, celle qui relie l’équipage et le service placeur. Car, attention ! Sillage n’est pas une voie de garage pour incasables, mais plutôt un lieu d’aiguillage avec une pause de quelques mois pour faire le point. Les solutions pour la sortie sont travaillées en collaboration étroite et régulière avec le service placeur avec qui une communication téléphonique au minimum hebdomadaire est établie. Ce dont il s’agit, c’est bien d’un travail de concert dans un esprit constructif et réactif afin de donner au jeune toutes les chances de profiter de son passage sur Sillage pour progresser. Cela nécessite une confiance mutuelle et un respect des pratiques réciproques qui pour n’être pas identiques n’en sont pas moins complémentaires.
Jacques Trémintin - Journal du Droit des Jeunes ■ n°177 ■ sep 1998
Lettre adressée par l’association aux jeunes présentant leur candidature
Bonjour,
On vient de te faire une proposition de séjour sur Sillage.
Avant d’accepter ou de refuser, nous avons eu envie de t’écrire pour t’expliquer en quoi consiste cette proposition. Après tu pourras mieux prendre ta décision.
Ce que tu vis depuis quelques temps déjà n’est guère agréable.
Tu as des ennuis avec la justice après avoir fait des bêtises.
Tu es en grand conflit avec les adultes qui s’occupent de toi.
Ca ne va pas très fort avec ta famille.
Tu as des comportements qui te mettent en danger.
Et pourtant, tu as envie de t’en sortir et de faire ta vie normalement en ayant un métier, du travail …
Nous, on te propose de faire le point, de faire un “ arrêt sur image ”, afin d’essayer de te retrouver, de préciser ce que tu désires faire et ensuite de repartir sur un bon pied. En fait, nous ce qui nous intéresse, ce n’est pas tant ton passé que ton avenir. On a envie d’y travailler avec toi.
Pour cela, on te propose un séjour de rupture.
Pendant 1, 2 ou 3 mois, tu quitteras ta famille, ton foyer, tes copains, tes copines, ton quartier et tu vas venir avec nous sur un grand voilier. Tu seras accompagné par deux adultes 24 heures sur 24. Ils sont là pour t’écouter, t’aider, t’apprendre à naviguer, à manœuvrer les voiles. Tu seras avec 4 ou 5 autres jeunes de ton âge qui ont eux aussi des problèmes. Il te faudra apprendre à vivre avec eux : il y a des moments de franches rigolades. Mais quand ça ne va pas, on le dit.
Attention, ce ne sont pas des vacances pour toi. Tu auras à assurer tes tours de rôle à la cuisine, à la vaisselle. Tu devras aussi tenir ta cabine propre. Enfin, tout ce qui est nécessaire pour vivre en collectivité en se respectant les uns les autres. Comme partout ailleurs, il y a des règles auxquelles tu devras te plier : tu ne feras pas ce que tu veux quand tu le veux. En outre, tu seras inscrit sur des chantiers extérieurs : tu participeras à de petits travaux.
Ce que nous t’offrons sur Sillage, c’est une nouvelle chance pour essayer d’y voir plus clair en toi et peut-être au bout d’un certain temps être prêt à repartir dans un projet en sortant de la galère et des bêtises. Pour ce-faire nous resterons en contact permanent avec le service qui te suit afin de préparer ton départ. Nous l’aurons au téléphone toutes les semaines afin de lui parler de tes progrès et de savoir ce qu’il prépare à ton intention. Il est important qu’en nous quittant il y ait une solution qui t’attende et te soit proposée.
Ton séjour à bord n’est pas une punition. Si tu souhaites t’en aller, nous ne te forcerons pas à rester. Au contraire à la fin de chaque mois, nous te demanderons d’adresser une carte postale à ton juge ou au service qui s’occupe de toi pour expliquer que tu veux continuer.
Pendant ton séjour, tu auras peu de contact avec ceux que tu aimes. De toute façon tu resteras peu de temps chez nous. Tu auras tout le temps de les voir quand tu seras parti. Nous, on veut profiter que tu es là pour bien avancer avec toi et t’aider à progresser.
Voilà, maintenant, tu sais ce qui t’attend.
A toi de décider.
Si tu acceptes de venir, nous t’accueillerons avec grand plaisir et nous ferons tout pour t’aider à t’en sortir.
Si tu décides de renoncer, c’est dommage. Nous te souhaitons bonne chance malgré tout.
A bientôt peut-être.
L’équipage de Sillage