De la radicalisation au terrorisme : Du partage à l’exclusion

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Dans notre démocratie, rien n’interdit de croire en un Dieu ni de le blasphémer. Par contre, être agressé pour avoir exercé l’une ou l’autre de ces libertés est lourdement condamné. Car, ce qui fonde le lien social qui nous fait vivre ensemble, c’est la cohabitation des convictions religieuses, politiques ou philosophiques qui peuvent débattre, voire s’affronter, mais dans le respect de la loi commune. Combattre les forces qui s’opposent par la violence à cette tolérance réciproque nécessite d’abord de comprendre les racines du fanatisme qui e recours à la terreur. Cela passe aussi par le décryptage d’un islamisme qui constitue l’une de ses pires représentations. Ces éclairages doivent permettre d’apporter quelques pistes aux professionnels de terrain confrontés à la menace de radicalisation.

 

Du partage à l’exclusion

La confrontation d’idées est au cœur de la vie de notre société. La liberté de pensée chèrement acquise garantit la pluralité des opinions. Mais, si l’usage qui en est fait est le plus souvent respectueux de l’autre, il se montre parfois tyrannique.

Que l’on décapite un professeur d’histoire le 19 octobre à Conflans-Sainte-Honorine ou que l’on massacre dix-neuf personnes et en blesse vingt-deux à la foire du livre à Kaboul le 2 novembre suivant, une même stupéfaction mêlée d’incompréhension s’empare de nous. Qu’est-ce qui peut conduire à un tel degré d’inhumanité ? Même s’il est toujours hasardeux d’expliquer ce qui semble au premier abord inexplicable, il est important de tenter d’identifier les mécanismes à l’œuvre. Essayons de remonter les barreaux de cette échelle qui mène de la défense de ses convictions au crime terroriste.

 

Du débat d’idées …

Le relativisme considère que les valeurs morales, politiques, esthétiques … sont entièrement conditionnées par des déterminants historiques, géographiques, culturels, sociaux … Elles ne seraient donc ni absolues, ni généralisables. Même s’il est toujours important de contextualiser une idée, en tenant compte des circonstances dans lesquelles elle s’exprime, convenons que ce n’est pas là la posture la plus fréquente. Chacun(e) d’entre nous affichons des opinions arrêtées. Certes, elles sont le produit d’une époque, d’une génération, d’une éducation. Et, elles ont été forgées dans le creuset de nos familles, de nos milieux socio-éducatifs, à partir de nos expériences quotidiennes… Mais, nous les défendons néanmoins avec vigueur. Nous pouvons certes changer d’avis, évoluer dans nos croyances, modifier nos points-de-vue. Mais, si nous passons d’un positionnement à un autre, nous avons horreur de rester dans l’entre-deux. Sans doute parce qu’il n’y a rien de plus déstabilisant que l’incertitude et que nous avons besoin de vivre dans un contexte rassurant. On peut y voir l’héritage d’une époque lointaine où l’espèce humaine était confrontée à un environnement hostile rendant sa survie dépendante d’une identification des dangers qui la menaçaient. On ne pouvait être dans l’approximation, quand la sécurité de l’individu et de sa communauté pouvait dépendre de la justesse d’un jugement. Une telle hypothèse permet de comprendre pourquoi nous sommes à la recherche de prises de position consistantes et rassurantes. A ce stade, pourtant, rien n’empêche l’échange d’idées, le débat, le dialogue.

 

… à l’emprise

Ce n’est plus le cas avec le sectarisme qui élève sa vision du monde au rang d’une vérité définitive, qu’aucun argument contraire n’est susceptible d’ébranler. Tout ce qui en dévie est alors traité avec la plus grande intransigeance. Nous rencontrons régulièrement de ces personnes enfermées dans une conception que rien ne semble devoir (pouvoir) faire évoluer. A ce niveau, la qualité du débat semble bien compromise, mais la seule conséquence en est le blocage de la communication. Tout autre est ce fanatisme qui pousse l’individu à nier le droit à penser différemment. Il vit comme insupportable la moindre idée allant à l’encontre du dogme auquel il adhère. La seule chose qui l’anime est de faire taire son contradicteur. Pour autant, la décision de lui ôter la vie pour y parvenir nécessite de franchir un degré encore supplémentaire. Comment se représenter ce qui pousse un être humain à commettre cet acte, uniquement parce que l’autre ne partage pas les mêmes convictions ? Le tueur est persuadé d’être chargé d’un devoir sacré. L’acte qu’il pose le transcende, sa main étant le prolongement d’une volonté supérieure. A travers lui, c’est une cause, une mission, un Dieu qui agissent. Pour y parvenir, il doit déshumaniser la victime, se convaincre qu’elle n’a plus aucune proximité anthropologique avec lui. Sa mise à mort ne provoque dès lors pas plus d’émotion, ni d’hésitation que n’en ressent l’équarisseur face aux animaux de boucherie. Enfermé dans sa certitude mortifère, le fanatique abdique alors son humanité. Le Djihadisme en est une illustration.

 

Compétition de fanatismes

L’islamisme cherche aujourd’hui à faire régner la terreur. Mais, il a été précédé par des attentats meurtriers perpétrés tant par les nationalistes de l’IRA (Irlande), de l’ETA (Espagne), du FNLC (Corse), que par l’extrême gauche de la Fraction armée rouge (Allemagne), des Brigades rouges (Italie), d’action directe (France) ou encore de l’extrême droite néo-nazie (Allemagne), de Breivik (Norvège), du massacre de la gare de Bologne (Italie) … La bête immonde a la peau dure !

 

 A suivre le 30 août : Focus sur l’islamisme

 

 

Focus sur l’islamisme

Si les suprématistes blancs et les islamophobes extrémistes commettent aussi des attentats meurtriers, les islamistes sont parmi les plus acharnés des fanatiques à perpétrer des actes terroristes dont les premières victimes sont les musulmans eux-mêmes.

 

Les terroristes islamistes se donnent pour projet d’imposer par l’ultra-violence leur modèle politique de société. Ce qu’ils ont déjà appliqué sous le régime des Talibans en Afghanistan et plus récemment celui de DAESH : légalisation de l’esclavage, interdiction de la musique, du sport, des livres (autres que le Coran) ; crucifixion ou décapitation des opposants ; soumission des femmes privées de toute scolarité ; embrigadement des enfants entraînés à tuer... Après que le Califat du Levant ait perdu le combat militaire, les réseaux de la mouvance terroriste se retournent vers de nouveaux objectifs que décrit le chercheur Hugo Micheron (1) : investir les quartiers en y infusant les règles et normes de la charia, étendre leur influence en attirant de nouveaux sympathisants et de militants, à salafiser l'islam pour ensuite djihadiser le salafisme.

Reste à comprendre comment une jeunesse éduquée aux idéaux démocratiques fondés sur la liberté choisissent un retour au patriarcat traditionnel et à un Dieu inflexible et intransigeant. Il leur est proposé un idéal pacifique, la libération sexuelle, l’égalité des genres, l’autonomie du sujet et la suprématie du peuple et la sécularisation. Et ils leur préfèrent la violence absolue, la morale puritaine, la dissymétrie homme/femme, la primauté des valeurs sacrées et des lois divines (2).

Deux éminents spécialistes de l’islam proposent une lecture qui se veut exclusive l’une de l’autre. D’un côté, Gilles Kepel affirme que l’islamisme serait le produit de la radicalisation de la religion islamique, confession qui contiendrait en elle tous les ferments du fanatisme. De l’autre côté, Olivier Roy défend l’idée d’une islamisation de la radicalité : de tous temps, une fraction de la jeunesse a été happée par des causes politiques extrêmes, l’intégrisme musulman en étant la version contemporaine. Plutôt que de choisir une explication contre l’autre, il serait sans doute pertinent de les combiner : si toutes les religions/idéologies peuvent engendrer du fanatisme, il est des réalités politiques, sociales et psychologiques qui peuvent aussi le favoriser.

Les racines du retournement

Ainsi, le psychiatre Daniel Marcelli souligne les effets inhérents au changement de modèle social. Autrefois, chacun avait devant lui un chemin tout tracé qu’il était contraint de suivre. Aujourd’hui, on nous dit que l’on peut choisir l’avenir que l’on veut (1). Pourtant, les déterminismes sociaux continuent à peser, provoquant une forte frustration face à l’impossible réalisation de soi et l’immense vide existentiel qui s’ensuit. Coincé entre une quête de sens qui s’échoue sur la relégation spatiale, la précarité économique, le vécu de discriminations et d’injustices et la perspective de désaffiliation et de déclassement, les plus influençables peuvent se laisser séduire par un contre système de pensée proposant des messages clivants entre le vrai et le faux, le pur et l’impur, le bien et le mal, eux et nous (2).

Le profond ressentiment nourri au cœur des quartiers ghettos constituerait donc un terreau fertile sur lequel s’épanouit un intégrisme qui, surfant sur les vagues de l’amertume, de l’humiliation et des inégalités, offre une opportunité séduisante : inverser le stigmate, en transformant le mépris de soi en mépris de l’autre (3). Des jeunes désaffiliés vivant un sentiment de profonde indignité et d’insignifiance transformeraient donc l’humiliation ressentie et/ou vécu en vengeance contre une société dont il se sent rejeté et dont il veut se venger. Face au terrorisme, on mesure combien il apparaît essentiel de ne pas se laisser enfermer dans l’émotion et de s’émanciper du leurre d’une explication unique. Cette nécessaire distanciation est tout aussi importante dans la posture à privilégier pour le combattre au mieux.

 

(1) « Le Jihadisme français. Quartiers, Syrie, prisons », Ed. Gallimard, 2020 (416 p.)

(2) « L’idéal et la cruauté. Subjectivité et politique de la radicalité » Fehti Benslama et all, Ed. Lignes, 2015, (200 p.)

(3) « Avoir la rage. Du besoin de créer à l’envie de détruire » Daniel Marcelli, Ed. Albin Michel, 2016, (291 p.)

(4) « Adolescents en quête de sens. Parents et professionnels face aux engagements radicaux » Sous la direction de Daniel Marcelli avec Anne Lanchon, Ed. L’école des parents/érès, 2016, (210 p.)

 

 

Déchiffrer pour mieux riposter

Manuel Valls, alors premier ministre, affirmait en 2016 qu’ « Expliquer, c'est déjà vouloir un peu excuser ». Se contenter de traiter les actes terroristes islamistes de barbares et d’en appeler aux représailles apaisent certes notre légitime colère. Mais, cela ne permet nullement de comprendre. Et quand les chercheurs tentent de déchiffrer les mécanismes de l’islamisme, leurs analyses ont pour objectifs de savoir comment mieux le combattre et non de le justifier.

 

A suivre le 31 août : Quelles attitudes adopter face à la radicalisation ?

 

Quelles attitudes adopter face à la radicalisation ?

Pour faire face au fanatisme, il faut commencer par tenter d’identifier les processus à l’œuvre. Ensuite, essayer de calibrer le bon registre de réponse. Mais, il n’est jamais facile d’adopter une réponse qui s’avèrerait être à chaque fois adaptée. 

 

Les réactions face aux manifestations d’obscurantisme ne peuvent être à chaque fois identiques. Les sociologues Laurent Bonelli et Fabien Carrié ont réalisé une étude minutieuse sur 166 dossiers judiciaires et mené de multiples entretiens sur le terrain (1). Ce travail leur a permis d’élaborer une typologie pouvant s’avérer inspirante sur les différents profils de jeunes radicalisés. Première catégorie identifiée, la « radicalité apaisante » qui concerne surtout des femmes en quête de repères symboliques stables et étayant ainsi que d’une routine et d’une prévisibilité rassurantes face un monde vécu comme instable et menaçant. Puis, vient la « radicalité rebelle » qui cherche avant tout à ébranler l’autorité des adultes en adoptant des attitudes intransigeantes, des propos outranciers, exhibant une dangerosité potentielle. La « radicalité agonistique », quant à elle, concerne des jeunes délinquants déjà confrontés aux institutions judiciaires et éducatives qui retrouvent dans l’intégrisme des valeurs familières fondées sur la force, le conflit violent et la brutalité des relations. Ultime profil, celui de la « radicalité utopique » qui renvoie à l’idéal d’une communauté mythifiée, censée répondre aux souffrances vécues, aux échecs subis et à l’absence de perspective. A l’évidence, on n’argumente et on ne réagit pas de la même manière face à un ado qui tient des propos radicaux par pure provocation ; face à une personne utilisant l’intégrisme comme bouclier pour se protéger d’un monde vécu comme insécurisant ; face à un djihadisme relais de comportements violents et transgressifs préexistants ; face à une attente utopique aussi meurtrière soit-elle. Une fois identifiée la motivation première (qui peut se cumuler), la question qui se pose est bien de savoir comment repérer le basculement vers un passage à l’acte.

 

Choix cornélien

Car, si tous les actes terroristes ont potentiellement commencé par l’émergence d’une forme de fanatisme, l'inverse n'est pas vrai. Pratiquer le salafisme implique-t-il automatiquement de préparer un attentat ? Les professionnels de l’animation peuvent s’appuyer sur les guides ministériels largement diffusés pour identifier les signes faibles ou forts de radicalisation. Mais, que faire une fois détectées ces manifestations inquiétantes ? On peut transmettre ses craintes aux services en charge de la prévention de la radicalisation. La personne signalée bénéficiera alors d’une intervention judiciaire et/ou d’un accompagnement socio-éducatif lui permettant d’éviter le basculement. Contrairement à ce que l’on croit, elle peut accueillir avec soulagement l’aide proposée, une autorité suppléant alors son libre arbitre fragilisé par l’emprise fanatique. Mais, cette action peut tout autant s’avérer contre-productive, plaçant le professionnel dans une posture de délation qui le délégitimera auprès de son public. A l’inverse, sa décision de temporiser fondée sur la conviction de pouvoir réussir par ses propres moyens à détourner la personne radicalisée d’un passage à l’acte, peut s’avérer non seulement efficace mais judicieuse, préservant et renforçant une confiance qui aurait sinon été ruinée par un signalement. Mais, cette piste reste valable tant que la personne soupçonnée ne commet pas l’attentat redoutée. La prudence adoptée aurait alors des conséquences dramatiques. Entre la décision de dénoncer et celle d’y surseoir, le choix retenu peut s’avérer risqué dans un sens comme dans l’autre. Evaluer les risques et les avantages de chaque option implique un minimum de réflexion. Mieux vaut éviter une décision prise sur un mode impulsif. Pour autant, si l’Éducation populaire a toujours privilégié l’éducatif, le dialogue et la concertation, elle n’a jamais hésité à faire appel à la puissance publique, en cas de vrai danger.

 

(1) « La fabrique de la radicalité », Laurent Bonelli et Fabien Carrié, Ed. Seuil, 2018, (309 p.)

 

Faux positif

« En cours de sport, nous étions trois ou quatre filles à refuser de nous mettre en maillot de bain par peur du regard moqueur des garçons (…) On m’envoya dans le bureau d’une assistante sociale qui me demanda si c’était mon père ou mes frères qui m’interdisaient de montrer mon corps. Par crainte que mon père soit convoqué, manque un jour de travail et doive s’en expliquer au patron de l’usine, (bien que fille unique), j’ai accusé mes frères. »

Kaoutar Harchi (Libération du 29/10/20)

 

A suivre le 1er septembre rencontre avec Puaud Davis - La radicalisation