Les préjugés des autres… et les siens

Un sondage récent vient de révéler l’ampleur de préjugés antisémites présents chez les personnes interrogées par l’institut IPSOS. Seuls 3% d’entre elles n’adhèrent à aucune des 16 opinions négatives qui leur ont été soumises. L’idée d’une communauté soudée est validée par des sondés se rangeant dans cette affirmation dans les catégories « tout à fait vraie » ou « plutôt vraie » à 89 % ; d’un attachement préférentiel à Israël plutôt qu’à la France à 52 % ; de la puissance de son lobbying à 49 % ; le soutien inconditionnel à Israël 48 % ; sa richesse supposée 46 % ; l’instrumentalisation de la Shoah 44 % etc …

Notons, tout d’abord, que les personnes perçues comme appartenant (à tort ou à raison) à la confession juive ne constituent pas à la seule communauté visée. Un autre sondage IFOP, datant de 2021, montre la vivacité des préjugés à l'encontre des musulmans qui « ne respectent pas les valeurs de la République » (48%) et « vivent principalement des allocations et des minima sociaux » (42%). Quant aux Noirs, ils auraient « le rythme dans la peau » (71%), seraient « très bons en sport » (65%) ou « souriants » (63%). Sans oublier les Asiatiques qui auraient « contribué à la propagation du Covid-19 en France » (15 %).

Si l’on retourne vers le premier sondage, 89% des personnes interrogées estiment que rien ne peut justifier un acte ou une parole antisémite. Quant au racisme, 77,3 % des sondés répondent par « oui tout à fait » et « oui plutôt » à la question « pensez-vous qu’une lutte vigoureuse contre le racisme est nécessaire en France ? », (enquête réalisée en 2023 pour le rapport de la Commission nationale consultative des droits de l’homme).

Comment comprendre ce paradoxe qui voit à la fois une adhésion importante à des stéréotypes discriminatoires et un net rejet de toutes les formes d’antisémitisme et de racisme ?

Il est toujours possible de rappeler doctement que « ce n’est pas bien d’avoir des préjugés » et de traiter de crétins incultes les tenants de tels préjugés. Pour cela, il faudrait se considérer comme membre d’une élite intellectuelle et citoyenne totalement imperméable à tout préjugés.

Ne vaut-il pas plutôt vaut s’interroger sur les types de stéréotype auxquels chacun(e) d’entre nous, nous sommes sensibles, plutôt que de prétendre avec beaucoup de prétention se situer au-dessus du lot de ces imbéciles heureux prisonniers de tant d’idées reçues ?

Ce que nous aide à faire le concept développé par Daniel Kahneman du « Système 1 / Système 2. Les deux vitesses de la pensée ».

Le système 1 du raisonnement fonctionnerait sur la base de réflexes automatiques avec peu ou pas d’effort. Il serait utilisé couramment dans la vie courante pour prendre une décision immédiate ou réagir face à un danger. Le système 2 du raisonnement réfléchi fonctionnerait à la demande et exigerait de la concentration et de l’effort. Il est lent et conscient. Le préjugé qui émerge spontanément et facilement relèverait ainsi du système 1 et sa mise en cause (pour autant qu’elle intervienne) du système 2.

On peut en déduire Le préjugé est un réflexe premier chez l’être humain, réflexe inconscient et automatique, que seuls le raisonnement et l’argumentation peuvent combattre. Chacun d’entre nous véhicule donc des aprioris et des préjugements forgés dans l’instantanéité dont il est possible de se détacher après réflexion.

Je pose donc la question au lecteur : quels préjugés avez-vous ?

Ne vous est-il donc jamais arrivé, en tant que professionnel(le), de craindre de tomber à nouveau dans l’impasse lors d’une prise en charge d’une personne souffrant lourdement d’une maladie alcoolique quand votre dernier accompagnement sur cette problématique s’est concrétisé par un douloureux échec ? De projeter sur un parent maltraitant rencontré la première fois, le cynisme, la perversité et la manipulation de celui que vous avez eu en entretien récemment provoquant en vous une sourde et légitime colère ? De recevoir, lors de votre permanence, cette femme portant les stigmates des violences subies, quelques jours après ce procès où la victime a pris fait et cause pour son agresseur en vous accusant de mentir sur le témoignage qu’elle vous avait confié ?

Mais pour qui je vous prends ? Tout cela est bien entendu au-dessus de vous. Vous êtes un(e) excellent(e) professionnel(le) à qui ce type de réflexe n’arriverait jamais. Félicitation !

Pour les « autres », celles et ceux qui ont la naïveté se faire piéger (catégorie à laquelle j’appartiens), il est important d’accepter de reconnaître et d’identifier le préjugé qui nous assaille à tout moment, pour mieux le combattre, l’isoler et le neutraliser. Les émotions ressenties au cours de certains de nos suivis que nous avons mal vécus produisent en nous des réactions de défense et de défiance face à l’autre qui se présente à nous avec une problématique proche, de fébrilité et d’anxiété dans nos réponses, de mise à distance et de retrait potentiels dans la relation. Mais l’inverse est aussi fréquent : la projection d’emblée positive sur une situation alors qu’une précédente plus ou moins analogue nous a particulièrement gratifiée.

Ces mécanismes ne sont pas problématiques, dès lors où ils sont repérés et canalisés.