Est-on tenu de respecter ce qui n’est pas respectable?

En cette fin d’année, Victor me téléphone pour me donner de ses nouvelles. Il a vécu dans la même famille d’accueil entre ses 9 ans et ses 18 ans. Il avait déjà été choyé, aimé et protégé par sa maman jusqu’à son décès. Son géniteur qu’il connaissait à peine l’a recueilli alors qu’il avait 7 ans. Le juge des enfants le lui a retiré, à la suite de graves actes de maltraitance répétitifs et cruels qui lui furent infligés. Lors de son placement, Victor retrouva une affection, une sécurité et une stabilité qui lui permirent de continuer à grandir dans la sérénité. À 23 ans, il est devenu un adulte apaisé, équilibré et structuré. À la demande expresse de Victor, nous avons décidé, à sa sortie de la protection de l’enfance, de garder un contact régulier. Même s’il agit toujours en prenant tout seul ses décisions, il se tourne régulièrement vers son ancien éducateur pour recueillir son avis et être soutenu.

Il m’apprend ce jour-là le décès de son géniteur. Toutes celles et tous ceux qui l’entourent font pression sur lui : sa sœur, sa famille d’accueil qu’il continue à rencontrer régulièrement, d’anciens enfants placés qu’il a côtoyés. L’injonction lui est faite de son devoir d’aller assister aux funérailles de ce monsieur. Ce qu’il n’a nulle intention de faire. La tradition est pourtant puissante. Le quatrième commandement de la Bible ne préconise-t-il pas « honore ton père et ta mère » ? Mais honorer ses parents nécessite au préalable qu’ils soient honorables. La révélation des violences éducatives et sexuelles invalide ce précepte : est-il obligatoire de respecter celle ou celui à qui, certes, vous devez votre venue au monde, mais qui a transformé votre enfance en enfer, en vous battant ou en vous violant ? Je ne le crois pas.

Bref, je réponds à Victor qu’il y a deux personnes qui sont en mesure de juger son géniteur pour les actes qu’il a commis. Le juge correctionnel, tout d’abord. Mais la plainte qui avait été déposée, au moment du placement, contre cet homme qui le maltraitait a été classée sans suite. La justice s’est donc dessaisie d’elle-même. Il n’y a donc plus qu’un seul individu sur terre en mesure de considérer le mal qui lui a été fait : c’est Victor lui-même. Je continue, en lui expliquant que sa décision d’être ou non présent à l’enterrement relève de son seul et unique choix. Et je l’approuverai quel qu’il soit. Personne n’a la moindre légitimité à exiger de lui qu’il se comporte dans un sens ou dans l’autre et encore moins à critiquer sa décision.

Je lui propose donc de venir le chercher et de le véhiculer s’il décide d’être présent à cette cérémonie, afin de le soulager de la tension, de servir d’interface avec la famille paternelle qu’il ne voit plus depuis longtemps et de lui permettre de se retirer s’il ne supporte pas d’être la cible des reproches. Mais s’il décide de ne pas être présent à cet ultime hommage, ce sera son choix. Chacun(e) peut bien en penser ce qu’il veut. Ce n’est pas son problème. C’est celui de Victor de décider de pardonner à son géniteur, mais tout autant de refuser de le faire, tout en étant ou non à son enterrement.