Comme sur des roulettes
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dans Carte blanche à
Carte blanche aux tribulations d’une assistante sociale de rue
Depuis la disparition de Lien Social, nous sommes nombreuses et nombreux à nous sentir orphelins. Les belles plumes qui alimentaient les billets tant de sa version papier que de son site ne devaient pas disparaître. Si rien ne remplacera jamais ce journal écrit par des travailleurs sociaux, retrouvez quelques un(e)s de ses chroniqueurs et chroniqueuses, chaque jeudi, dans la rubrique « carte blanche à …». Aujourd’hui : Comme sur des roulettes
Valérie est connue des différents acteurs de la veille sociale parisienne (1) depuis quelques années. De retour en rue depuis un an, elle a un effet antiécologique sur la planète car elle est le sujet d’une pluralité de mails qui saturent nos clouds. A une autre époque, il aurait été dit qu’elle fait couler trop d’encre.
Alors, Valérie est de ces situations de rue qui choquent. Déjà, elle est une femme seule et de petite composition physique. Puis, elle se déplace en fauteuil roulant. Ensuite, elle crie à qui veut bien l’entendre, l’inadaptation du système pour les personnes à mobilité réduite (2) – argument d’autant plus fort à l’arrivée des Jeux Paralympiques –. En bref, elle interpelle et appelle tout témoin de sa situation, pour implorer un droit de priorité face à sa vulnérabilité. Alors voilà, elle exige, elle revendique, elle quémande, elle se plaint pour contraindre ses interlocuteurs d’entendre l’injustice qu’elle subit : son handicap.
Dans un premier temps, la compassion et la bienveillance sont les sentiments qui priment. Ceux-ci sont également à l’origine d’une urgence, propagée à tous les acteurs qui la connaissent, demandant sa mise à l’abri rapide. Plus d’un s’y sont risqués. Plus d’un s’y sont mordus les doigts. En effet, car dans un second temps, Valérie inspire du rejet voire de la violence. Comme elle refuse tout ce qui lui est proposé à ses requêtes urgentes, elle oblige son interlocuteur à affronter l’échec. Cet échec n’est jamais propre à Valérie mais est toujours celui de l’autre : elle est incapable de remise en question. Ses demandes irréalisables, prises dans sa situation de vulnérabilité, obligent tout intervenant à tenter de répondre à une partie d’entre elles avec l’espoir d’atteindre le vrai sujet, celui qu’elle dissimule, qu’elle fait disparaitre, qu’elle annule systématiquement pour finalement le brandir comme un étendard, quand il devient son unique bouclier.
Ainsi, dans le refus de Valérie à accepter son handicap, la totalité des acteurs, qui la rencontrent et la connaissent, est vouée à l’impuissance. Pour exemple, après seulement un mois d’hospitalisation, elle réussit à déstabiliser un service médical complet, dont le médecin référent attend la sortie avec impatience afin de restructurer son équipe. De même qu’avec les hôpitaux, elle a épuisé de nombreux services sociaux, y compris des structures d’hébergement d’urgence, qui pouvaient autrefois l’accueillir.
Depuis plusieurs mois, Valérie dort dans une zone impactée par les futurs Jeux Olympiques Paralympiques (3). Un accompagnement social est en cours afin de l’orienter vers un logement temporaire adapté et dédié à ces « publics JOP » prioritaires. Vous aurez beau être surpris mais ce type de place de qualité existe et son accès est facilité par des délais réactifs. Ainsi, un projet de Pension de Famille se construit alors avec elle. Elle y adhère car elle demande un logement social et y voit une étape alternative, lui laissant l’autonomie qu’elle connait et a déjà connue. Rapidement, une proposition en ce sens survient : un logement PMR adapté à sa situation en Pension de Famille. Le jour de l’entretien de préadmission, Valérie fera en sorte de ne pas sortir à temps de sa douche pour arriver à l’heure prévue et se déresponsabilisera totalement de cet acte : « ma tête souhaite s’y rendre quand mon corps s’y refuse » (4). Comme les places sont chères, les reports de rendez-vous impliquent généralement une décision défavorable des structures gestionnaires.
A cet instant, ce sont des mois de travail qu’elle nie et dont elle renvoie la nullité au travailleur social porteur des démarches, en insistant sur une inconsidération de sa réalité physique.
Ainsi, Valérie est une sorte de valise – de valoche oserais-je dire ! –, trop lourde, trop cabossée et dont les roues sont usées et asymétriques, qui n’arrive jamais à destination comme sur des roulettes et ce, de manière inhabituelle.
(1) Services et structures en lien avec la population sans-abri
(2) PMR
(3) JOP pour les intimes !
(4)Dixit Valérie