Linceul

Carte blanche à Ludwig

Linceul

Gare de Lyon Part-Dieu. Avril est ensoleillé et chaud. Je sors avec difficulté d’une foule pressée à attraper un autre train, courant haletante vers un taxi ou un bus, voire un Uber, râlant d’arriver en retard au travail, yeux rivés sur leur smartphone comme seule connexion au monde.

À gauche, en sortant, cet homme est là. Ou est-ce son fantôme ? Enveloppé dans une couette sous les arcades, sur un vieux matelas trempé, je ne peux ignorer ce linceul sordide, abandonné au temps. Combien l’ignore ? Comment peut-on se dire que cela fait partie du paysage ? Comment a-t-il pu disparaitre et être invisibilisé aux yeux de société ? D’où vient-il ? À cette dernière question, une passante, apparemment mémoire historique du quartier, me devinant songeur, me donna rapidement quelques éléments de réponse.

« Ça fait des mois qu’il est là. Moi, il me fait peur. Il est sale et il parle tout seul et agresse les passants. Il était en psychiatrie, je crois ». « Il aurait dû y rester, vous savez, avec ce que l’on voit à la télé… ». Et de continuer son chemin.

Certes. Mais savez-vous, Madame et autres passants qui passez sans penser, dans quel état se trouveNT les services de santé psychique en France ? Alors, oui, on se souvient des applaudissements pour les soignants à 20 heures pendant la covid-19, le soutien populaire et puis l’oubli. Retour au monde d’avant. L’hôpital et la psychiatrie pour ce qui nous intéresse ici, reste démunie de moyens.

En effet, de plus en plus de Français souffrent de troubles psychiques, une tendance qui serait renforcée par la pandémie, la guerre en Ukraine, le changement climatique et l’inflation. Le trouble le plus fréquent, la dépression, qui touchait environ 10% des Français avant la pandémie, touche plus de 20% de la population en 2021 (1). En France, les maladies psychiatriques et leurs psychotropes associés sont le premier poste de dépense de l’assurance maladie ! Néanmoins, le pays fait face à une pénurie de psychiatres, de lits et de soignants, et je ne vous parle même pas de la tension en psychiatrie infanto-juvénile. En pédopsychiatrie, secteur déjà très sinistré, le nombre de spécialistes est en forte diminution alors que les jeunes Français subissent une vague inédite de dépressions, sombre double effet kiss-cool de la pandémie. Pourtant lancé en 2013, le programme « santé mental et psychiatrie » a bénéficié de mesures de soutien significatives après la crise du covid-19. Force est de constater que la psychiatrie reste le parent pauvre du soin alors que la santé mentale des Français ne fait que se dégrader.

Quelques chiffres à l’appui (2). 1 Français sur 5 est touché par un trouble psychiatrique ou psychique, soit 13 millions de personnes. La dépression est l’un des troubles les plus répandus : on estime que 15 à 20 % de la population générale sera concernée par cette maladie au cours de sa vie. En 2023, 13 % des enfants de 6-11 ans seraient atteints d’un trouble probable de santé mentale, et près d’un mineur sur six présente des difficultés psychosociales entre 3 ans et 17 ans. La souffrance psychique a aussi un impact médico-économique, étant le premier poste de dépenses de l’Assurance Maladie, devant les cancers et les maladies cardiovasculaires. Les troubles mentaux sont responsables de 35 à 45 % de l’absentéisme au travail, les coûts directs et indirects sont donc conséquents, d’où l’impérieuse nécessité des prises en charge le plus précocement possible.

Investir dans la prévention plutôt que dans un curatif tardif. Mais bon, comme toujours, afin de répondre à ces enjeux majeurs d’une société en bonne santé, la psychiatrie manque de moyens humains et matériels. La France compte 1 psychiatre pour 4 300 habitants et entre 2000 et 2020, le nombre de lits d’hôpital en soins psychiatriques a diminué de 1,03 lits pour 1000 habitants en 2000, à 0,8 lits en 2020. Bref, un état des lieux alarmant et un manque d’attractivité pour le secteur. Et l’on s’étonne de lire les gros titres des faits divers sur des agresseurs ou assaillants mentionnant des troubles psychiques…

Et moi, perdu dans mes songes, je suis donc là, sur ce bout de trottoir et je regarde les gens habitués à côtoyer la mendicité qui passent devant cet homme, sans qu’aucun ne se demande si demain, il sera là. D’ailleurs, une désagréable sensation m’envahit, une idée morbide. Et s’il était mort ? Là, depuis plusieurs jours ? Ah, non, la couette bouge, discrètement, dans un petit mouvement de bas en haut…Mais l’affectivité et la sexualité des personnes à la rue, ce sera pour un prochain billet.

Bref, après ces quelques vérités révélées, voilà un peu de quoi argumenter lors de votre prochain repas de famille…