Brancher ou débrancher? Telle est la question…

Carte blanche à la Plume Noire

Brancher ou débrancher ? Telle est la question…

Boris est un drôle d’enfant. C’est du moins ce que pense Joly Laura, stagiaire éducatrice spécialisée, lorsqu’elle pose le regard sur ce qui ressemble plus à une sorte de vie extraterrestre, qu’à un véritable être humain. Boris a huit ans, pèse douze kilogrammes, est aveugle, ne parle pas, est totalement immobile dans son siège à coque modelé, assis ou le plus souvent allongé. Par ailleurs, il lui est impossible de déglutir et donc, de se nourrir par voie classique. Pour l’alimenter, il est nécessaire de « brancher » Boris. C’est du moins le terme employé par l’équipe éducative de cet EEAP (1) au sein duquel est accueilli l’asticot à raison de quatre demi-journées par semaine. Boris est relié à une sonde au niveau de l’abdomen dans laquelle circule un liquide épais et blanchâtre. Inutile de préciser que ce n’est ni du loup grillé ni de la blanquette de veau qui passe par le tuyau. Ainsi, l’équipe branche Boris un peu comme un téléphone portable laissé sur un coin de table le temps de recharge de la batterie.

Ces derniers temps, la mère de Boris, a laissé entendre qu’elle ommettait de brancher son fils. Joly Laura n’en a pas très bien compris la raison, mais il semblerait qu’elle craigne que son enfant s’engorge, qu’il étouffe ; quelque chose dans le genre. Quoi qu’il en soit, elle ne nourrit plus son fils. En tout, cas de moins en moins. L’équipe éducative s’interroge, quant à la nécessité de signaler la situation de l’enfant par le biais d’une information préoccupante. En attendant, elle prend la place de la bonne mère. Elle pallie au manque. Elle branche Boris et voudrait que la mère agisse de même. Mais la relation entre l’équipe et la mère n’est pas très bonne. « Elle est réfractaire à l’accompagnement », « Reste très opaque quant à ce qui se passe à la maison », « Garde ses distances. »

Pourtant, l’autre jour au parc, l’équipe et la mère se sont croisées, par hasard. Elle s’est approchée tout sourire pour présenter son deuxième fils, le petit frère de Boris, celui qui court, saute, rit, pleure, se blesse aux genoux, aux coudes, parle, embrasse…  Celui qui vit.

Joly Laura regarde Boris et pense à ce bon vieil Albert et aux premiers mots de son mythe de Sisyphe : « Il n’y a qu’un problème philosophique vraiment sérieux : c’est le suicide. Juger que la vie vaut ou ne vaut pas la peine d’être vécue, c’est répondre à la question fondamentale de la philosophie. » (2)

Elle aimerait bien savoir ce qu’en pense Boris. Mais le loustic reste silencieux et la laisse face à elle-même.

De son côté, la mère, même si elle ne le sait pas vraiment, attend la mort de son fils. Elle pleurerait, porterait le deuil et se mettrait à vivre. Alors, comme un appel, elle débranche son fils. Si seulement l’équipe comprenait. Si seulement l’équipe, au lieu de combler le manque, lui concoctait un espace avec juste un peu de vide pour l’accompagner dans sa honte et sa culpabilité et l’autoriser à dire « Si vous saviez à quel point j’attends la mort de Boris. » 

(1) Etablissement pour Enfants et Adolescents Polyhandicapés
(2) Albert Le mythe de Sisyphe