Comme un vendredi

Carte blanche aux tribulations d’une assistante sociale de rue

Comme un vendredi (1)

A l’aube du vendredi de sa carrière professionnelle, Olivier tire outrageusement sa révérence pour une retraite bien méritée. Après quarante années de bons et loyaux services, il voit enfin le repos s’offrir à lui. Mieux, il prévoit un point final à ses longues maraudes, traversant une multitude de campements qu’il arpente, depuis peu, avec sa toute nouvelle canne. La rue, ça use. Cependant, malgré sa fatigue, Olivier reste présent, propage son humour communicatif, et ce jusqu’à la date libératrice.

Pourtant, quelques mois plus tôt, son service, qu’il aime à surnommer le GIGN de la maraude, est alerté sur une situation précaire qui dérange publiquement et politiquement. Une femme d’une soixantaine d’années a construit un abri, de taille conséquente, sur le côté d’une bouche de métro extrêmement fréquentée et devant l’une des plus grandes gares parisiennes. Effectivement, Fatima, est installée sur un espace exacerbant la visibilité de sa détresse.

Pas de bol pour Olivier, c’est à lui de s’atteler à ce signalement, pile quand il atténue son investissement auprès du public. Il grogne : on n’apprend pas au vieux singe à faire la grimace ! Évidemment, fort de ses quinze années de rue, il sait ce type de situation quasi inextricable et en connait l’implication relationnelle couteuse. Pourtant, avec toute sa mauvaise volonté, un lien se tisse rapidement entre Fatima et lui. Ainsi, elle lui décrit son mode de vie et la honte de vivre à la rue, ce qui permet donc de travailler plusieurs orientations. De la sorte et pendant plusieurs mois, Olivier l’accompagne à différentes visites d’hébergement, qu’elle met invariablement en échec. Malgré tout, il poursuit des passages réguliers sur son lieu de vie.

Phénomène (d)étonnant, il revient, systématiquement, de chacune de leur rencontre avec des denrées alimentaires, comme si c’était Fatima qui prenait soin d’Olivier et non l’inverse. De cette façon, un jour il se trouve détenteur d’une boîte de conserve de cassoulet – de sous-marque tellement inconnue qu’il ne doute aucunement qu’elle provient des distributions alimentaires –, quand la semaine suivante il se traine un sac de pommes de terre. Olivier en fera d’ailleurs une blague : il mettra la même boite de cassoulet, dans différents sacs de collègues, ceux-ci la portant sur eux plusieurs jours avant de la découvrir et de la lui rendre, pour qu’il ne la cache à nouveau, sur sa prochaine cible. Alors, à trop côtoyer Fatima, Olivier lui en pique même des expressions comme « C’est fort de café de cacao », dont il assaisonnera régulièrement son entourage.

Ici, l’histoire survolera rapidement le fait qu’Olivier assiste à la signature d’un contrat avec Un Chez Soi d’Abord (2), durant trois heures, contrat que Fatima corrigera allègrement, à la main, à chaque répétition ou virgule qui ne lui plaisent pas ; qu’à la suite de cette démarche, elle urine dans la rue – en plein jour et face à la préfecture de Paris –, avant de le rejoindre, pantalon imbibé, et de monter avec lui dans le véhicule la transportant à son état des lieux.

Bien que le contrat pour son nouveau logement soit signé, un sujet épineux reste pourtant à traiter : la planification de son dé(em)ménagement. En effet, comme il la connait, Olivier sait qu’elle peut, malgré tout, décider de rester dans son abri de rue et ne pas investir son nouvel habitat. Pourtant, deux semaines plus tard, un vendredi après-midi, Olivier aide Fatima à transporter le reste de ses affaires vers son nouveau logement. Il assiste alors à la déconstruction de la cabane, par Fatima elle-même, et obtient son autorisation de nettoyage rapide de l’emplacement. Il en est extrêmement surpris et en conclut qu’elle est donc prête à cette nouvelle étape.

Comme un vendredi pourtant banal, Olivier intervient une toute dernière fois dans l’accompagnement d’une sortie de rue. Comme tous vendredis depuis 40 ans, il quitte alors son poste pour étreindre un nouveau week-end. Cependant, en ce vendredi particulier, il claque fièrement la porte de son activité professionnelle, ravi de ce dernier dénouement, et prolonge sa marche, souriant de contentement, drapé de dignité et canne à la main, sur la route de sa retraite personnelle.

(1) Réponse exécrable du fonctionnaire à la question « ça va ?» par « Arf comme un lundi… »
(2) « Le dispositif Un chez soi d’abord permet aux personnes sans abri les plus fragiles, celles qui souffrent de troubles psychiques et cumulent les plus grandes difficultés, d’accéder directement à un logement ordinaire et d’être ainsi accompagnées vers la réinsertion.», https://www.ecologie.gouv.fr/politiques-publiques/soi-dabord.