La Passagère du Tramway
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dans Carte blanche à
Carte blanche aux tribulations d’une assistante sociale de rue
La Passagère du Tramway
Madame Passage est une régulière de la ligne de tramway matinale. Elle emprunte, jour après jour, ce transport en commun à l’heure de pointe. L’histoire ne nous dit pas quelle est sa station de départ, simplement que son trajet dure une quinzaine de minutes. Quinze longues minutes pour les voyageurs qui l’entourent.
Madame Passage occupe systématiquement le même espace du wagon : la banquette assis-debout située à l’arrière de la rame. Généralement, trois personnes peuvent s’y adosser, dos à la fenêtre. Cependant, quand Madame Passage est présente, elle y reste seule. D’ailleurs, elle ne s’y installe pas de manière conforme à l’usage puisqu’elle s’y accoude, le corps face à la vitre, et tourne ainsi le dos aux autres voyageurs.
Madame Passage est enveloppée dans un gros et long manteau noir, dont elle porte la capuche en permanence. Une écharpe lui entoure le cou et maintient fermement cette capuche, qui lui cache discrètement le visage. Elle porte un sac à dos usé, dont l’inscription « Basic Fit »[1] surprend les observateurs.
Madame Passage pioche, dans un sac cabas posé à ses pieds, des tranches de pain de mie et de fromage, déjeuner qu’elle déguste tranquillement en observant le paysage défiler. Une brusque démangeaison interrompt cet instant poétique. Elle relève alors l’arrière de son grand manteau et révèle son arrière-train, duquel un jogging a glissé, pour se gratter sans grâce.
Madame Passage prépare ensuite sa sortie du tramway à l’approche de son arrêt. Ses mouvements sont lents et laborieux, puis ses déplacements mesurés l’extraient de cet espace clos, pour ensuite la fondre dans une foule humaine extérieure.
Monsieur Voyage est un régulier de la ligne de tramway matinale. Il l’emprunte, du lundi au vendredi, pour se rendre sur son lieu de travail. Il est d’ailleurs frustré de devoir utiliser ce moyen de transport en heure de pointe. Son trajet dure une vingtaine de minutes, dont quinze peuvent lui sembler extrêmement longues, notamment en présence de Madame Passage.
Monsieur Voyage monte généralement à l’arrière de la rame afin de faciliter sa sortie à destination. Il ne remarque jamais Madame Passage du premier coup d’œil car, lui-même, se perd dans le flot humain sortant et entrant par la porte du tramway. Cependant, une fois celle-ci fermée, il sait immédiatement que Madame Passage est présente.
Monsieur Voyage reconnait l’odeur rance et corporelle des personnes qui vivent à la rue. Madame Passage ne trompe donc personne, puisque son effluve provoque des mouvements d’évitements de la plupart des autres passagers, qui se trouvent piégés avec elle.
Monsieur Voyage remarque seulement, dans un second temps, sa silhouette floutée par de larges vêtements. Il ne croisera, à aucun moment, son regard, comme les autres occupants du wagon, sauf peut-être lorsqu’elle se baisse afin de récupérer ses sacs et sortir.
Monsieur Voyage se fait alors la réflexion que Madame Passage, bien qu’installée dans un moyen de transport bondé, est et reste isolée, tant par le rejet des autres passagers que par sa position physique, qui s’exclut d’elle-même de la vie qui se déroule dans cet espace clos.
Monsieur Voyage suspecte, par ce comportement particulier, une forme de pudeur ou de honte que cette femme âgée tenterait d'ignorer. Cette posture est pourtant rassurante. La conscience de mettre mal à l'aise les autres passagers peut effectivement signifier que, malgré son odeur, son aspect négligé et d'éventuelles douleurs, son corps, quant à lui, est toujours présent et se rappelle à elle, malgré ses tentatives de camouflage.
Monsieur Voyage, travailleur social de rue de profession, est donc étonnamment surpris par le fonctionnement de Madame Passage car elle porte les stigmates de la grande précarité sur elle et tente de s’y soustraire ou d’en faire abstraction, sans complètement y parvenir. Monsieur Voyage s’en étonne car souvent, chez les grands précaires, un tel sentiment, voire la notion de corporalité, n'existent plus.
Lors de cette excursion singulière, il apparaît que Madame Passage gère son trajet quotidien dans une volonté de discrétion, évitant le regard et le jugement des autres, alors que les réflexions de Monsieur Voyage heurtent ses convictions professionnelles : serait-elle réellement sans-abri ou s’agit-il d’une personne âgée en grande souffrance ?
(1) Chaîne de salle de sport.