Valeur de l'animation

L'animation peut-elle être une valeur marchande?

Le capitalisme  n’est pas un système économique qui laisse indifférent. Il déclenche des passions tant chez ses partisans, que chez ses détracteurs. Les valeurs qu’il véhicule ont pourtant largement imprégné notre société, y compris parmi ses plus farouches opposants. Souvent accusé d’être en crise, il semble chaque fois renaître de ses cendres. Loin d’être sur le déclin, il a réussi à se généraliser à toute la planète. Peut-on lui résister ou faut-il au contraire profiter de ce qu’il peut nous apporter ? Peut-on concevoir une manière originale de pratiquer l’animation ou ce secteur est-il condamné lui aussi à en intégrer les logiques ? 

L’esprit d’entreprise, la recherche de l’enrichissement individuel, l’ambition de réussite sont volontiers présentés comme des propriétés afférentes à la nature humaine. Il y aurait là comme un réflexe inné, à l’origine de la prospérité et du bien-être offerts par notre civilisation. Si toutes les régions du monde ne bénéficient pas encore de ces bienfaits, c’est parce que de nombreux obstacles s’opposeraient au principe de libre concurrence. Ce n’est qu’en aplanissant ces obstructions que les nations les plus pauvres et les populations les plus en difficulté réussiront à prendre pleinement leur part des fruits de la croissance. Ce discours libéral ne concerne pas que le secteur industriel et commercial. Les techniques du managering moderne auraient vocation à s’appliquer à l’ensemble de la société. Insidieusement, sans forcément beaucoup de bruit, elles s’insinuent dans tous les pores de notre société, y compris le secteur du social en général et de l’animation en particulier. De quoi nous interroger tant sur la légitimité que sur la pertinence de cette logique.

 

L’esprit mercantile est-il l’essence de l’espèce humaine ? (1)

Quand on se penche sur l’histoire pré-capitaliste, on constate que les mœurs en vigueur étaient alors diamétralement opposées à celles que nous connaissons aujourd’hui. Avant l’avènement de l’ère marchande, le point de départ de toute activité économique se limitait à la satisfaction des besoins de subsistance. On produisait alors autant qu’il était nécessaire pour vivre. Ces nécessités ne dépendaient pas de l'arbitraire de l'individu ou de son bon vouloir. Elles étaient fixées, d’une manière fixe et immuable, par la tradition. Le seigneur passait ses journées à la guerre ou à la chasse, déployait une grande magnificence dans de luxueuses fêtes et autres tournois, bâtissait châteaux et églises … Ses dépenses dépassant toujours ses recettes, les redevances des paysans étaient augmentées, le prix des fermages relevé … tous les moyens étaient bons pour combler les caisses qui se vidaient. Le seigneur méprisait l'argent. Il ne songeait ni à l’épargne, ni à s’adonner à une activité utile. Il était d’ailleurs malséant d’en parler, tout autant que d’évoquer d’ailleurs les activités à l'aide desquelles on le gagnait. L'argent n'existe alors que pour être dépensé. La grande masse du peuple ne peut se comporter ainsi. Elle se doit, du fait de sa pauvreté, d’équilibrer strictement ses dépenses et ses ressources. Mais, là aussi, les hommes se contentaient de travailler uniquement pour leur subsistance et ne cherchaient qu'à gagner leur nourriture et à satisfaire leurs besoins traditionnels, élémentaires.

 

Une transformation progressive

A tous les niveaux de la société, nous sommes dans une économie de dépense. Bien sûr, certains commerçants ou artisans sont célèbres pour s’être enrichis, réussissant à faire fructifier leurs affaires et à augmenter considérablement leurs gains. Mais, ces parcours individuels n’ont jamais remis en cause le mode de fonctionnement qui domine tout le Moyen-Âge : le rythme de l’activité économique est d’une grande lenteur. « La durée de la période de production est conditionnée par deux facteurs : par le temps qu'il faut pour produire un objet aussi bon et aussi solide que possible et par les besoins naturels du travailleur lui-même (…) Il n'y a pas de raison qui commande de produire le plus possible dans le plus bref délai possible ou dans un délai déterminé. » (1) La société d’alors ne valorisait aucunement la spontanéité, la prise d'initiative, pas plus que l’esprit d’entreprise qui vont permettre l’émergence du capitalisme. Ce qui est devenu aujourd’hui une attitude fréquente n’est alors qu’anecdotique : la passion de l'argent qui incite à thésauriser, la prudence réfléchie qui permet de mettre de côté en cas de difficultés, la circonspection qui amène à calculer, la pondération raisonnable qui mesure le rapport entre les risques et les bénéfices escomptés … tous ces réflexes qui vont contribuer à rendre possible une autre approche de la production de biens et de richesses étaient l’exception.

 

L’émergence du capitalisme

On connaît la suite. La disparition du système d'unification politique impérial romain a plongé le vieux continent dans une situation de compétition permanente entre les toutes petites unités politiques indépendantes qui le composent. Bien avant la fin du Moyen Age, le commerce maritime avec l’Orient enrichit les grandes cités-Etats d’Italie et des Flandres. Les marchands de draps et de soieries y achètent en gros et revendent avec de confortables bénéfices sur les foires des quatre coins de l’Europe. Ils vont aussi se charger de la réexpédition de l'or et de l'argent venus d'une Amérique tout récemment découverte. La puissance des Pays-Bas du XVIIème siècle peut ainsi se mesurer à ses 16.000 vaisseaux qui mouillent dans tous les ports du monde (contre 200 à la même époque pour la France). Pour éviter des risques que représentent les transports d’argent, ces commerçants inventent les lettres de change. Les activités bancaires se déploient : prêt sur gage, dépôt, crédit … En valorisant la réussite individuelle, la Réforme luthérienne a pris le contre-pied d’un catholicisme qui condamnait l’usure et les métiers d’argent. Les innovations technologiques vont permettre le développement de l’agriculture et la création des premières manufactures. Tous les ingrédients du capitalisme sont ainsi réunis : l'amélioration de la productivité, l'augmentation de la production en volume et sa diversification, la multiplication des profits amenant l’accumulation capitaux permettant elle-même l'investissement, l’utilisation du salariat.

 

Grandeur et décadence de l’esprit mercantile

Certes, on ne peut que le reconnaître : le capitalisme s’est accompagné d’une « fascinante créativité, faisant passer l’économie des métiers mécaniques mus par l'eau courante ou la vapeur aux robots industriels, à la télématique et aux biotechnologies, de l'imprimerie à Internet, de la découverte de l'Amérique à l'exploitation de l'espace » (3). Le régime du marché a permis un fantastique accroissement des richesses qui ont atteint un degré jamais égalé dans l’histoire humaine. Alors que le niveau de vie de l’humanité était resté stable depuis l’antiquité, la croissance économique a permis de multiplier les revenus par dix en Europe, par huit au japon, par six en Chine. Alors que la mémoire humaine avait longtemps été marquée par des famines, des pénuries et une situation récurrente de rareté, commencent à se développer des crises de … surproduction !  Mais ce formidable enrichissement est bien loin de profiter de la même façon à tous. Dans notre pays, un smicard doit attendre 477 années, avant de gagner ce que perçoit le patron de L’Oréal en seulement une année. A l’échelle mondiale, les inégalités  sont incommensurablement plus criantes encore : on compte chaque jour par moins de  16.000 enfants qui meurent du fait de la malnutrition. Si « en 1960 les 20 % de la population mondiale vivant dans les pays les plus riches avaient un revenu 30 fois supérieur à celui des 20 % les plus pauvres, en 1995 leur revenu était 82 fois supérieur » !

 

Le capitalisme peut-il être altruiste ?

Comment expliquer que cette formidable productivité n’ait pas permis d’éradiquer la pauvreté? Loin d’être un effet pervers, cette situation semble inévitable, tant l’égoïsme apparaît consubstantielle au capitalisme : en privilégiant avant tout le gain, l'enrichissement et l’intérêt individuel, ce système économique ne peut qu’exclure l'homme vivant, avec ses joies et ses souffrances, ses besoins et ses exigences. L’être humain n’est, et ne peut être, ce que préconisait Protagoras, au Vème siècle avant JC, la « mesure de toute chose ». La seule préoccupation ne peut être que la recherche du profit maximal : gagner le plus possible, faire prospérer ses affaires dans des proportions qu’on espère illimitées. Le succès industriel ou com­mercial se mesure à l’aune des bénéfices dégagés. Seules comptent la quantité réalisée, la puissance dégagée, la rapidité avec laquelle le capital investi produit des dividendes. C’est justement parce qu’il ne se laisse pas détourner par les scrupules ou une vision humaniste de la société, que le capitalisme a pu devenir ce qu’il est : puissant, inflexible et en apparence incontournable.  Au cours des années 1990, les USA ont connu un net et spectaculaire effondrement de la courbe des accidents du travail. Comment expliquer cet intérêt subit pour le sort des salariés  dans ce paradis du capitalisme ? Guère de miracle en la matière : ce qui a surtout motivé les entreprises américaines, c’est la possibilité de diminuer des primes d’assurance qui amputaient de 5 à 20 % de leurs profits !

 

Vers une marchandisation de l’animation ?

L’animation socioculturelle a connu, au cours des dernières décennies, une évolution qui infléchit dangereusement ses logiques vers les valeurs mercantiles. A l’origine de son action, on trouve l’éducation populaire et ses fondements militants. Très tôt, le mouvement ouvrier a conçu l’accès à l’instruction et à la culture comme facteur potentiel d’émancipation. Il a donc cherché à développer ces dimensions au travers de tout un tissu associatif dont l’importance n’a cessé de croître, notamment à compter de 1945. Dans les années 1960, l’Etat s’est lancé dans une action d’institutionnalisation de ce mouvement, en construisant massivement une multitude d’équipements et en professionnalisant l’encadrement de ces dispositifs. S’appuyant sur des subventions généreuses, les grandes fédérations d’éducation populaire ont investi, recrutant du personnel et s’entourant d’infrastructures à la hauteur de leurs besoins. L’animation s’est mise à représenter un coût non négligeable. Tout s’est bien passé tant que l’Etat-providence s’est montré généreux. Au début des années 1980, le paradigme libéral s’impose progressivement, provoquant une drastique restriction des finances publiques. Compenser le manque à gagner passe parfois alors par la sollicitation des publics solvables dans une logique consumériste. Parallèlement, la Communauté européenne a étendu le principe de libre concurrence aux services. Déjà, les collectivités territoriales tout comme l’Etat sont soumises aux règles des marchés publics et donc tenues de lancer un appel d’offre et de choisir parmi les candidats celui qui propose le tarif économiquement le plus avantageux. Les prestataires qui pouvaient peu ou prou être assimilés à un service public officieux vont de plus en plus être mis en compétition pour fournir le meilleur rapport qualité/prix. Pour faire face à ces évolutions, les solutions adoptées par certaines institutions pourraient bien lorgner de plus en plus vers les techniques managériales capitalistes. 

 

Quelle alternative ?

Un formidable espoir est né au cours du XIXème  siècle, celui d’une autre société possible porté par l’idéal socialiste et communiste. Mais, il s’est transformé en épouvantable tyrannie responsable, selon le livre polémique de Stéphane Courtois, (4) de près de 100 millions de morts. Une barbarie a répondu à une autre barbarie. Aujourd’hui, peu de forces politiques s’affichent dans une critique radicale de l’économie de marché. Et celles qui existent sont ultra minoritaires et ont finalement très peu d’audience. Au contraire, l’état d’esprit capitaliste a profondément pénétré le mode de vie de tout un chacun. Combien d’entre nous seraient prêts à renoncer de placer ses petites économies à un intérêt alléchant, au prétexte que les investissements auxquels ils vont servir, ne sont guère respectueux des hommes et de l'environnement ? De même, combien déciderait de refuser d’acheter des vêtements à prix défiants toute concurrence, après avoir appris qu’ils sont fabriqués par des enfants du tiers monde payés quelques centimes d’Euros par jour ? Combien accepterait de payer plus cher ses produits de consommation, en sachant que ce surcoût bénéficiera directement aux petits producteurs du tiers-monde ? Certes, se développent de plus en plus des mouvements de boycott et de harcèlement des multinationales, de consommation responsable, de commerce équitable, d’achats solidaires, qui prouvent chaque jour que l'économie peut aussi être humaine. (5) Mais l’audience de ces actions reste encore bien trop confidentielle.

 

Vers une résistance quotidienne

Au terme de notre réflexion, nous pouvons donc l’affirmer haut et fort : l’esprit du capitalisme n’a rien de naturel, d’immuable ou d’inéluctable. A chaque fois que nous y sommes confrontés, tant dans notre vie privée que dans notre travail, nous avons le choix de nous y soumettre ou de nous y opposer. Il revient à chacun de choisir le comportement que lui dicte sa conscience. Des engagements politiques, syndicaux, ou associatifs sont possibles. Mais    la réaction peut aussi être individuelle, en n’acceptant pas la résignation et la soumission. Une résistance peut se mettre en œuvre dans notre confrontation au quotidien avec des logiques étrangères à l’esprit de l’éducation populaire : à chaque fois que l’être humain est bafoué, ignoré ou méprisé derrière des intérêts économiques, à chaque fois que l’éducation est réduite à une activité mercantile, à chaque fois que l’animation est confondue avec une démarche commerciale. Vaste programme penseront certains lecteurs. Effectivement. Mais comme l’affirmait Jean-Paul Sartre : «l'important n'est pas ce qu'on a fait de nous, mais ce que nous faisons nous-même de ce qu'on a fait de nous »

 

Mesurer le bien-être

L’indice utilisé traditionnellement par les économistes pour établir la bonne santé d’un pays est le Produit Intérieur Brut. Il correspond à la production interne des biens et des services. On peut ainsi comparer des  pays comme le Burundi ou le Luxembourg dont le résultat du PIB par habitant est respectivement de 680 contre 81471 dollars. Mais cet indicateur reste exclusivement basé sur la seule production économique, sans tenir aucunement compte du bien-être individuel ou collectif. Amartya Kumar Sen, lauréat du prix Nobel d’économie en 1998, a mis au point un tout autre outil statistique : l'indice de développement humain (IDH). Il s’agit de tenir compte de différents facteurs : la santé et la longévité (permettant de mesurer la satisfaction de besoins élémentaires tels l’accès à l’alimentation, à l’eau potable,  à une bonne hygiène, à des soins médicaux, à un logement), le savoir ou le niveau d'éducation (mesuré à partir du taux d’alphabétisation, et du taux de scolarisation), ainsi que le niveau de vie. Le Programme des Nations Unies pour le développement a adopté cet indice en 1990 et l’utilise chaque année pour mesurer le degré de développement des différents pays du monde. Un travail comme celui de l’animateur qui n’a pas sa place dans le PIB (car non producteur de valeur marchande) peut trouver une reconnaissance dans l’IDH (puisqu’il contribue à l’éducation de la population et indirectement à son instruction).

 

 

Lire interview : Benasayag Miguel - Valeur de l'animation



(1)   « Le bourgeois. Contribution à l'histoire morale et intellectuelle de l'homme économique moderne. » Werner Sombart (Payot, 1966)
(2)   Rapport mondial sur le développement humain, 1998
(3)   « Histoire du capitalisme de 1500 à 2000 » Michel Beaud, 2000, le Seuil
(4)   « Le livre noir du communisme » Stéphane Courtois & all, Robert Laffont, 1997
(5)   Cf notre dossier sur l’économie solidaire (JDA n°19, Mai 2001) et celui sur les valeurs (JDA n°59, Mai 2005)

 

 
Ce qu’est le capitalisme …
Le capitalisme est un système économique, politique et social basé sur la recherche systématique de plus-values. L’objectif des gestionnaires des moyens de production et de distribution, qu’ils soient propriétaires directs, actionnaires ou dirigeants d’entreprises appartenant à l’Etat est de transformer la plus grande partie possible de ces profits en capital supplémentaire qui engendrera à son tour davantage de bénéfices. La prospérité est mesurée à l’aune de la quantité de marchandise ou de services produits. Le capitalisme organise donc l’économie de façon rationnelle et méthodique dans le seul but de produire. Il accumule et investit ses biens pour les voir se multiplier, non pas dans un but de consommation future ou de sécurité, mais dans une logique de pure croissance.
D’après Karl Marx et Max Weber (cf. Wikipedia)

 

De la misère au Moyen-âge …

« Les travailleurs étaient écrasés sous le poids d’un petit groupe d’exploiteurs, hommes de guerre et homme d’Eglise qui raflaient à peu près tout le surplus. Le peuple vivait en permanence dans la crainte du lendemain. En revanche, on ne peut parler de vraie misère, car les relations de solidarité, de fraternité faisaient que le peu de richesse était redistribué. (…) Lorsque survenait une famine, le seigneur ouvrait ses greniers pour nourrir les pauvres. C’était son devoir et il en était persuadé. Ces mécanismes d’entraide ont évité à ces sociétés la misère terrible que nous connaissons aujourd’hui. Il y avait cette peur de la pénurie brusque, mais il n’y avait pas l’exclusion d’une partie de la société rejetée dans le désespoir. On était très pauvre, mais ensemble. Les mécanismes de solidarité communs à toutes les sociétés traditionnelles jouaient pleinement leur rôle. » 
Georges Duby « An 1000, an 2000, sur les traces de nos peurs » Textuel, Le Seuil, 2001

… à celle d’aujourd’hui

« L’abondance de biens atteint des niveaux sans précédent, mais le nombre de ceux qui n’ont pas de toit, pas de travail et pas assez à manger augmente sans cesse. Ainsi, sur les 4,5 milliards d’habitants que comptent les pays en voie de développement, près d’un tiers n’ont pas accès à l’eau potable. Un cinquième des enfants n’absorbent pas suffisamment de calories ou de protéines. Et quelque 2 milliards d’individus - le tiers de l’humanité - souffrent d’anémie. Cette situation est-elle fatale ? Absolument pas. Selon les Nations unies, pour donner à toute la population du globe l’accès aux besoins de base (nourriture, eau potable, éducation, santé), il suffirait de prélever, sur les 225 plus grosses fortunes du monde, moins de 4 % de la richesse cumulée. Parvenir à la satisfaction universelle des besoins sanitaires et nutritionnels ne coûterait que 13 milliards de dollars, soit à peine ce que les habitants des Etats-Unis et de l’Union européenne dépensent, par an, en consommation de parfums... »
Ignacio Ramonet, Le Monde Diplomatique, Novembre 1998

 

« Dans la rhétorique usuelle des démagogues, on pourrait penser que tous les progrès des techniques de production ne se font qu'au bénéfice exclusif de quelques privilégiés, alors que les masses s'enfonceraient de plus en plus dans la misère (...)Au lieu de parler du capitalisme en le rattachant aux formidables améliorations du niveau des masses, la propagande anti-libérale n'en parle qu'en se référant à des phénomènes dont l'émergence ne fut possible qu'en raison des restrictions imposées au libéralisme (…) C'est grâce aux « idées libérales » qui restent encore vivantes dans notre société, à ce qui persiste encore du système capitaliste, que la grande masse de nos contemporains peut connaître un niveau de vie bien plus élevé que celui qui, il n'y encore que quelques générations, n'était accessible qu'aux riches et aux privilégiés. »
« Le libéralisme (La seule solution possible vers le progrès économique et social) »
Ludwig Von Mises, éditions institut Charles Coquelin, 2006

 

L’esprit mercantile n’est pas une fatalité

Résister aux valeurs du marché peut prendre bien des formes. Celles que nous présentons sont quelques illustrations parmi bien d’autres…

 

Le droit à la paresse et à l’ennui

S’il est bien une valeur morale revendiquée dans notre société, c’est la vertu du travail. Cela s’explique facilement. La production de la plus-value et l’accumulation du capital nécessitent l’accroissement considérable de l’activité salariée, seule source de richesse. Pourtant, même si un tel propos peut apparaître paradoxal en période de chômage massif, ne rien faire ne signifie pas ne faire rien. C’est tout au contraire un moment qui permet de se remettre en phase avec soi-même et de prendre le temps de découvrir une multitude de dimensions qui nous entourent et que l’activité salariée débridée nous empêche trop souvent de reconnaître : « un coucher de soleil, le scintillement de la lumière dans les sous-bois, l’odeur de la sauvagine, le goût du pain qu’il a pétri et cuit, le chant des alites, la conformation troublante de l’orchidée, les rêveries de la terre à l’heure de la rosée ou du serein. » (1)  Faudrait-il donc alors que les animateurs, champions toutes catégories de l’activité, se mettent à cultiver l’inactivité chez les enfants ? Si leur travail s’inscrit bien dans la dynamique éducative, se pose effectivement la question de leur activisme débridé. Il y a pertinence, parfois, à différer la plainte d’un enfant évoquant son ennui. Car c’est de ce désoeuvrement que peut aussi surgir la créativité. Il ne s’agit pas de renoncer systématiquement à tout projet, mais d’imaginer une judicieuse articulation entre la prise d’initiative de l’adulte et celle de l’enfant. La qualité d’une animation n’est pas proportionnelle aux nombres de propositions faites ou à l’intensité de l’activité.

 

Entre marketing et animation 

Le capitaliste essaie à tout prix de vendre son produit sur le marché. Il va, pour y arriver, avoir recours à toute une série de subterfuges : conditionnement attrayant, argumentaire sur la qualité, voire offre promotionnelle. C’est une approche légitime dans une logique de marché. Que penser d’une animation qui est parfois tentée de s’inspirer des techniques de commercialisation, en cherchant à impressionner, par l’exotisme de ses destinations de séjour, l’originalité de ses activités ou encore l’utilisation des techniques dernier cri ? Est-ce un simple emprunt aux méthodes modernes de communication ou une dérive inspirée des méthodes marchandes ? Quelle part de dérapage dans le tourbillon de consommation et d’offre de prestation présentés dans certains catalogues en papier glacé dignes d’une agence de voyage qui parfois supplée au travail de fond, moins voyant et moins spectaculaire certes, mais pas forcément de moindre qualité ? Un jeu qui rencontre toujours beaucoup de succès consiste à former des groupes d’enfants en demandant à chacun d’entre eux d’amener avec lui n’importe quel objet. Puis, on leur demande, face à cet assemblage hétéroclite, de concevoir un jeu avec ses règles et son déroulement. On arrive ainsi, à partir de trois fois rien, à créer une dynamique créative et un amusement toujours très appréciés. Preuve non qu’il faille renoncer à tout support et équipement sophistiqué mais que l’animation ne se résume pas qu’à cela.

 

Avoir ou être ?

La société de consommation ne cherche pas à satisfaire des besoins authentiques, mais crée des désirs artificiels qui correspondent à la nécessité pour le capitalisme de produire toujours plus. A peine avons-nous acquis un nouveau véhicule, le portable dernier cri ou les vêtements de la mode la plus récente, que la publicité ou le renouvellement incessant des modèles nous fait entrevoir qu’il faut déjà penser à acquérir un nouvel objet. Cette quête n’a rien à voir avec l’usure ou l’obsolescence du précédent. On est simplement soucieux du jugement des autres qui est basé sur ce que l’on arbore. Cela entraîne un gigantesque gaspillage et implique une croissance forte nécessaire pour satisfaire Dans notre société, explique Erich Fromm (3), nous existons au travers de ce que nous possédons : nous sommes ce que nous avons. Tout ce qui peut menacer mon « avoir » me plonge alors dans la plus grande des angoisses. La seule chose qui compte c’est  le besoin d'avoir plus et celui d’être protégé contre le risque de perdre. Rien de tel dans le mode de l’être. Si nous décidons d’exister au travers de ce que nous sommes, ce qui importe, c’est bien la personnalité que l’on a réussie à construire, la capacité à entrer en relation avec l’autre, la richesse intérieure qui nous fait être apprécié et reconnu. Tous les éducateurs qu’ils soient parents, enseignants ou animateurs sont confrontés à cette pression de l’apparence, du paraître et de l’« avoir ». Pourtant, il n’y a là rien d’inévitable. Ils peuvent décider de valider ou au contraire de combattre la conviction de l’enfant et du jeune selon laquelle l’essentiel réside dans la marque des chaussures qu’il porte, la dernière version de console de jeux qu’il possède ou le scooter avec lequel il vient à l’école.

 

Désir ou besoin ?

Dans la mythologie mercantile, le but de l’économie consisterait à satisfaire les besoins des consommateurs qui seraient les véritables maîtres du jeu. D’où le leitmotiv du « client-roi ». L'entreprise serait à son service et les salariés devraient répondre avec célérité à ses exigences. Bien sûr, la réalité est toute autre : les manipulations que déploient quotidiennement la publicité et les mouvements de mode plus ou moins téléguidées, tentent de fabriquer artificiellement des désirs. Même si cela ne marche pas systématiquement, on est quand même loin de la spontanéité à laquelle on voudrait nous faire croire. Les enfants et adolescents doivent-ils être les clients rois des centres de vacances et de loisirs ? Les animateurs doivent-ils satisfaire leurs moindres désirs ? La question mérite d’être posée. Entre une attitude traditionnelle (on sait ce qui est bien pour l’enfant) et la conviction que l’enfant sait instinctivement ce qui correspond à son intérêt, il y a une place, semble-t-il, pour une démarche de guidance au cours de laquelle l’adulte répond plus aux besoins qu’aux désirs du petit d’homme, en sachant parfois lui dire non, voire le frustrer.

 

Compétition ou coopération

Il est bien difficile d’aborder la mentalité mercantile sans évoquer l’une de ses pierres angulaires : l’esprit de compétition. Le marché place en concurrence des producteurs qui sont départagés par un consommateur sensé par son choix privilégier le meilleur (dans le rapport qualité/prix). Cette rivalité a progressivement gagné tous les niveaux de la société. Ce qui compte à l’école, comme en sport ou dans les jeux proposés en animation, c’est trop souvent de l’emporter, de vaincre, d’obtenir la première place. Cette logique qui est imposée par notre société n’a rien d’incontournable. Même s’il ne s’agit pas ici de revendiquer un abandon total de cette dynamique de conquête, on peut néanmoins s’interroger sur la pertinence d’activités orientées vers la seule ambition de gagner contre les autres. Des jeux existent au cours desquels on ne peut atteindre l’objectif fixé qu’au travers d’une coopération entre les différentes équipes. Ils développent chez l’enfant d’autres réflexes et compétences que celles prisées par le marché (la lutte implacable de tous contre tous).

 

Démarche qualité et animation

La gestion de la qualité dans la production des biens et des services est un impératif qui a progressivement gagné le secteur privé. Il s’agit essentiellement d’une mise en conformité par rapport aux standards du marché et d’une optimisation tant des ressources que des modalités de travail, afin de rendre l’entreprise plus compétitive. Les lois de 2002 & 2005, réformant le secteur médico-social ont introduit l’obligation d’une évaluation tant interne qu’externe qui nécessite de mesurer l’efficience de l’institution. Le monde de l’animation ne saurait échapper très longtemps à de telles exigences. L’enjeu est de ne pas le voir être envahi par des critères relevant du secteur concurrentiel. Les indices permettant de mesurer l’efficacité d’un animateur sont complexes à élaborer et il est essentiel d’éviter l’introduction de références où domineraient des notions telles la rentabilité, le coût ou encore la conformité au désir du client. D’où la nécessité que les professionnels soient vigilants, pour faire valoir leurs valeurs.

 
(1)   « Eloge de la paresse affinée » Raoul Vaneighem
(2)    « Avoir ou être ? » Erich Fromm, Robert Laffont, 1978

 

 

Jacques Trémintin – Journal de L’Animation  ■ n°83 ■ nov 2007

Bibliographie

►  «  Le capitalisme est en train de s'autodétruire » Patrick ARTUS, Marie-Paule VIRARD,  La Découverte, 2007

Le capitalisme est-il en train de s'autodétruire ? La question peut sembler saugrenue, voire provocatrice, au moment même où les grandes entreprises de la planète, y compris en France, affichent des profits insolents, rémunèrent très confortablement leurs dirigeants et distribuent des dividendes records à leurs actionnaires... Alors que la croissance économique - en Europe en tout cas - stagne, que les délocalisations se multiplient et que chômage et précarité s'aggravent, on comprend que le débat devienne vif sur la légitimité d'une telle captation de richesses. Les auteurs explicitent ce paradoxe : c'est au moment où le capitalisme n'a jamais été aussi prospère qu'il apparaît le plus vulnérable, et nous avec lui. Parce qu'il s'agit d'un capitalisme sans projet, qui ne fait rien d'utile de ses milliards, qui n'investit pas, qui ne prépare pas l'avenir. Et, face au malaise social, les gouvernements ne traitent le plus souvent que les symptômes, faute de prendre en compte le fond du problème. Ce problème, c'est l'absurdité du comportement des grands investisseurs, qui exigent des entreprises des résultats exorbitants.

 

►  « Dépasser le capitalisme » Gérard FUCHS, L’Harmattan, 2007

Le capitalisme, même triomphant, n'est pas nécessairement le stade ultime de l'Histoire. D'abord parce que la notion même de stade ultime est absurde. Ensuite parce que le système capitaliste, qui a su créer les outils technologiques de la mondialisation, n'a pas été capable de mettre ceux-ci au service de tous. Le mirage de la rupture ayant disparu, comment dépasser quand même ce qui existe, malgré l'idéologie prévalante? Gérard Fuchs propose d'abord quatre objectifs prioritaires : développer des services publics pour satisfaire les besoins fondamentaux ; construire une démocratie économique et sociale : reformuler le calcul économique ; mettre la recherche au service de priorités mondiales. La condition première de la réalisation de ces objectifs est de redonner la primauté aux fins sur les moyens et donc au politique sur l'économique. L'auteur analyse les forces qui peuvent oeuvrer en ce sens, les conditions d'une démocratie internationale et les formes nouvelles à lui donner sont ensuite discutées. En ces temps de trop de désespérances, ce livre apporte la vision optimiste d'une humanité demeurant capable d'un progrès digne de ce nom. 

 

►  « Sortir de l'économisme. Une alternative au capitalisme néolibéral » Philippe MERLANT et all, Edition de l’Atelier, 2003

Depuis le néolithique, l'activité humaine s'est basée sur la domestication de l'énergie pour transformer la matière, donner naissance à l'agriculture puis l'industrie. Aujourd'hui, ce sont les immenses capacités de stockage et de circulation de l'information qui, par l'informatique, la robotique, le numérique, les biotechnologies et l'essor prodigieux des réseaux provoquent une mutation considérable. Ces transformations qui peuvent conduire à un développement inédit des relations humaines sont gâchées, retournées, perverties par un système néolibéral fondé sur la seule logique des intérêts financiers. Loin des rivalités médiocres dont le monde politique nous donne trop souvent le spectacle, cet ouvrage propose une alternative : sortir de l'économisme. Les contributions qui constituent ce livre s'organisent ainsi autour de quatre thèmes : celui de l'ère informationnelle dans laquelle entre l'humanité ; celui d'un nouveau regard sur la façon de concevoir et de mesurer la richesse ; celui d'une économie plurielle organisée autour des fonctions essentielles que doit assumer toute société ; celui d'un monde solidaire.

 

►  « Pourquoi limiter l'expansion du capitalisme ? » François FLAHAULT, 2003, Edition Descartes et Cie

  La production toujours croissante de biens et de services est-elle l'horizon indépassable du développement ? L'histoire s'achève-t-elle sous l'alliance du capitalisme et de la démocratie? François Flahault met radicalement en doute les prémisses des théories économiques dominantes et tire les conséquences de la révolution de pensée à laquelle conduit le mouvement des connaissances, notamment dans le champ des sciences humaines.

Une révolution qui nous oblige à rejeter la croyance occidentale selon laquelle l'individu précède la société. A reconnaître au contraire que la vie sociale nous précède, qu'elle est notre milieu naturel, indispensable pour que se constitue notre être. Il s'agit, pour les cultures humaines de soutenir notre vie matérielle, bien sûr, mais aussi notre existence psychique, c'est-à-dire notre sentiment d'exister. Les sociétés humaines ne reposent pas seulement sur l'économie marchande, mais aussi sur ce qu'on pourrait appeler « l'économie des personnes ». Ce livre apporte sous une forme condensée et accessible les nouvelles bases philosophiques aujourd'hui nécessaires pour situer la place de l'économie et du capitalisme dans la société.