Brizais Reynald - Autonomie

Reynald Brizais est maître de conférences en psychologie sociale à l’université de Nantes. Il a formé des générations d’étudiants, mais aussi d’éducateurs spécialisés. Il anime un Diplôme d’État en Ingénierie Sociale couplé à un master professionnel d’Ingénierie et Gestion en Intervention Sociale fréquenté, en formation continue, par des travailleurs sociaux dont un certain nombre de professionnels de l’animation. Il revient sur le concept même d’autonomie, en déconstruisant ses évidences et en proposant des pistes d’application. Être autonome, nous explique-t-il, ce n’est pas s’émanciper des autres, mais c’est apprendre à gérer ses dépendances.

D’où vient cette notion d’autonomie qui est si couramment employée aujourd’hui ?

Reynald Brizais: le terme d’autonomie est apparu en Grèce, vers 450 avant J.-C. À cette époque, la Cité n’est souvent, en réalité, qu’une bourgade plus ou moins importante. On en comptera jusqu’à 350 sur un territoire à peine plus grand que la Grèce actuelle. Les rapports entre ces Cités sont fondés sur un jeu d’alliances et d’oppositions, conduisant à des guerres répétées. La victoire se traduisait par l’imposition de son propre système de lois à la Cité conquise : le costume, comme le détail des coiffures, le nombre de nœuds des tresses des femmes, quel jour de la semaine on les autorise à boire du vin… C’est le détail même de la vie quotidienne qui est imposé. La capacité à décider de sa vie est concrètement éprouvée, de sorte que dans sa perte, chacun voit son rapport au monde se modifier très sensiblement jusque dans des détails pratiques qu’on pourrait juger banals. L’autonomie, à cette époque, désigne donc très exactement l’état d’une Cité, lorsqu’elle est gérée selon des lois qu’elle a décidées (et lorsqu’elle n’est donc pas soumise à celles d’un envahisseur). Mais, cette question ne se pose alors qu’au niveau de la Cité. Aristote est le premier à introduire la question de l’autonomie du sujet humain, en s’appuyant sur deux propositions. La première évoque la situation où l’on n’est pas soumis à la contrainte, ni au devoir d’avoir à obéir à une loi que l’on n’aurait pas décidée. La seconde relève de la possibilité de satisfaire ses besoins sans être obligé de se constituer dans la dépendance de quiconque. Ces deux propositions, acceptables pour des unités sociales de la dimension d’une cité, ne sont plus recevables quand on les applique au sujet humain dans sa singularité.

 

Reprenons donc ces deux propositions que vous contestez. Et d’abord le fait que, selon vous, l’autonomie ne consisterait donc pas d’abord à vivre, en faisant sa propre loi ?

Reynald Brizais: Affirmer que l’autonomie serait la capacité à se faire sa propre loi conduit à un paradoxe structurel mettant en perspective la dimension sociale de l’être humain. La loi est, par essence collective, sociale et donc externe. Dans toute société, nul ne peut se faire sa propre loi. Il peut vouloir faire sa loi (tel le dictateur) ou faire les lois (tel le représentant élu du peuple dans une démocratie). Mais, la loi n’a de valeur que pour autant qu’elle participe de la régulation du social. Pour un sujet humain, le « sa propre loi » renvoie au pulsionnel. L’autonomie dans cette perspective rencontre l’incompatibilité radicale d’une vie en société et d’une expression pulsionnelle libre. C’est le processus d’individuation qui permet au sujet de quitter la fusion de la dyade primitive mère-enfant, pour accéder à la défusion des désirs permettant de se situer face à autrui dans des rapports d’autonomie réciproque. Mais, la reconnaissance progressive de soi qui chemine tout au long de ce processus passe toujours par l’ouverture au social et à l’échange. C’est précisément par cette soumission à cette loi de l’altérité - qu’il n’a pas décidée - que l’être humain accédera pleinement à son humanité.

 

Vous remettez en cause, tout autant, l’idée selon laquelle l’autonomie serait de satisfaire ses besoins, sans se constituer dans la dépendance de quiconque?

Reynald Brizais: Prétendre vouloir ne dépendre de quiconque se heurte à l’incapacité radicale de l’être humain à se satisfaire, par ses seules ressources et sa seule activité. Tous ses désirs et ses besoins le conduisent et l’obligent au lien social. Certes, il peut, dans certains cas, se libérer de l’obligation d’interpeller autrui : ainsi, l’enfant accède-t-il à l’indépendance dans le domaine du transport à court terme, le jour où il sait marcher. Il lui a fallu, pour y arriver, acquérir les efficiences nécessaires. Mais, dans bien d’autres domaines, cette voie est insuffisante. Comment, par exemple, être indépendant de l’amour d’autrui ou de la reconnaissance sociale ? Dans ce cas, comme dans bien d’autres, tout un chacun est amené à s’adresser à quelqu’un d’autre à même de lui apporter ce qui lui manque. L’autonomie d’un sujet ne peut donc être définie comme l’accession à une quelconque indépendance dans la relation à autrui, mais la capacité à gérer ses dépendances. Elle est nécessairement et toujours relative, sectorielle (vraie pour tel domaine de l’existence sociale, fausse pour tel autre), jamais totale, sans début, ni fin… Autonome ici, aujourd’hui, dans tel domaine, pour tel désir ou tel besoin, il se révélera demain incapable de gérer cette dépendance là-bas, demain.

 

Ces mises au point que vous venez de faire sont attachées au fonctionnement de la société humaine en général. Les mutations contemporaines ont-elles fait évoluer cette problématique ?

Reynald Brizais: Les évolutions récentes n’ont pas arrangé la situation. Par certains côtés, elles les ont même aggravées. On a ainsi coutume de résumer l’autonomie à des formules comme « se débrouiller seul » ou « faire par soi-même ». La confusion entre autonomie et indépendance est ici manifeste. La place du lien social est, en quelque sorte, mise en arrière-plan d’une conception totalement individualiste. Le rapport à l’autre vient en second, l’important restant de réussir par soi-même. Cette lecture dépasse la simple représentation. Elle se cristallise sous la forme d’une idéologie : celle du libéralisme qui élève comme modèle les capacités à s’en sortir, à s’assumer et à ne compter que sur ses propres moyens, autant de formules qui conduisent logiquement au mythe du self-made-man. L’autonomie devient alors une manière de se construire seul et d’assumer en première ligne, sans la médiation de l’autre. On voit à quel point cette position idéologique est ambiguë. Elle est pour partie vraie. Mais elle présente la dérive de nier l’autre et la nécessité dans laquelle nous sommes toutes et tous d’en dépendre, à un moment ou à un autre.

 

Comment l’éducation doit-elle alors, selon vous, intégrer l’autonomie ?

Reynald Brizais: Le terme d’autonomie sert souvent d’alibi pour s’éviter de nommer avec plus de précision le but du travail éducatif. Dire qu' « on vise à l’autonomie des jeunes » n’est rien dire sur ce que c’est, et comment on y arrive. Il est indispensable non seulement de s’accorder sur une définition opérante, mais aussi de travailler les différentes stratégies d’autonomisation pour identifier les plus pertinentes dans l’optique du but fixé et des moyens disponibles. Travailler à autonomiser, ce n’est pas seulement répondre à la demande d’éducation. C’est lutter contre la domination sociale. L’autonomisation est une pratique de désaliénation d’autrui. Aussi faut-il se poser la question : les pratiques concrètes de l’équipe contribuent-elles à libérer ou, a contrario, à renforcer la domination les sujets concernés.

 

Quelles sont donc ces stratégies pour développer l’autonomie ?

Reynald Brizais: La première stratégie qui est généralement présentée comme la voie royale, c’est la capacité à assurer son indépendance en développant des compétences susceptibles de répondre à tous ses désirs et besoins. Elle est à la fois pertinente, mais réductrice dans la mesure où elle exclut la nécessaire coopération avec l’autre. La seconde stratégie consiste à se doter des moyens - entre autres financiers - permettant de se pourvoir auprès d’autrui de ce qui nous manque. L’accès à un emploi qui fournit des revenus est un objectif à terme qui permet d’atteindre cet objectif. L’attribution d’argent de poche aux enfants et adolescents va dans le même sens. Mais, on se heurte aux limites des familles à fournir tout l’argent qui serait nécessaire pour satisfaire les désirs de beaucoup d’entre eux. C’est là qu’intervient une troisième stratégie : travailler à réduire la gamme des désirs et des besoins. Cette approche permet de rendre le sujet moins dépendant et donc d’accroître ainsi son autonomie. On peut ainsi interroger dans le champ éducatif les offres d’activités de loisirs, sportives ou culturelles, faites aux jeunes que l’on accompagne, et dont on sait pertinemment qu’elles ne pourront être pratiquées ultérieurement, faute de ressources nécessaires. Ces activités clef en main créent des aspirations légitimes, mais ne permettent que rarement une confrontation avec les réalités qu’elles cachent (coût, identification comme pratique de classe…). La dernière stratégie possible, consiste à limiter progressivement les modalités d’intervention, pour tendre vers l’objectif idéal que se donne tout éducateur : travailler à sa disparition. Aller dans le sens de s’abstenir d’être toujours présent et utile n’est peut-être pas valorisant, mais c’est un moyen efficace pour donner les moyens à l’usager de négocier ses dépendances. Donner aux enfants et aux jeunes la capacité de faire eux-mêmes ce que les professionnels de l’animation sont censés faire pour eux, c’est peut-être là l’une des meilleures voies de l’autonomisation.

 

 

Propos recueillis par Jacques Trémintin

Journal De l’Animation  ■ n°100 ■ juin 2009