Ourgiaz-Pérez Anne-Marie - Illétrisme
« Comment peut-on être illettré en 2003 ? »
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez est Orthophoniste- Psychologue
Journal de l'animation: Quelles sont les causes de l’illettrisme ?
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : Avant de vous répondre, je voudrais, au préalable, poser une petite réserve : je ne suis pas une spécialiste de l’illettrisme. En tant qu’orthophoniste, je m’occupe beaucoup de problèmes de dyslexie, mais je ne me considère pas comme la personne la plus compétente. Ce que je vais vous présenter est un point de vue partagé par un certain nombre de professionnels, mais ce n’est qu’un point de vue, parmi d’autres. Pour expliquer les mécanismes de l’illettrisme, je distinguerai trois sources essentielles.
La première série de causes relève du handicap intellectuel. Avec un quotient intellectuel inférieur à 70, c’est très difficile d’apprendre à lire. Ce déficit peut être d’origine congénitale ou lié à un accident à la naissance (anoxie, problème infectieux, encéphalite). Mais cela peut aussi être dû à des traumatismes (traumatismes crâniens ou conséquences du syndrome de l’enfant secoué), à des problèmes vasculaires ou encore à des affections neurologiques (comme l’épilepsie), autistiques ou psychotiques. Par ailleurs, il existe des enfants d’intelligence normale voir supérieur ayant un trouble spécifique. Un enfant hyperactif qui présente des troubles de l’attention et de la concentration rencontrera lui aussi des difficultés d’apprentissage. Et puis, il y a les dyslexiques qui représentent quand même 10% de la population et qui entrent dans le monde de l’illettrisme si leurs difficultés sont très graves ou si elles n’ont pas été repérées et rééduquées à temps.
Journal de l'animation: Je suppose qu’on ne peut évoquer uniquement des circonstances liées à un handicap : n’y a-t-il pas, à votre avis une dimension sociale ?
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : Si, et c’est là la seconde grande famille de causes dont je voulais vous parler : celles d’ordre socioculturel. Cela concerne par exemple les enfants immigrés confrontés au bilinguisme et qui, dans leur apprentissage, mélangent leurs deux langues. Il y a aussi les familles qui n’encouragent pas les études pour les filles, préférant qu’elles consacrent leur temps à garder les plus petits. Autre facteur, la pauvreté socioculturelle qui se manifeste par l’absence de livres à la maison où peu d’écrits circulent. Autre illustration, la contre-culture qui existe dans les cités, du style « lire c’est bon pour les gonzesses ou les pédés ». Etre un mec, c’est montrer ses muscles, c’est être « Rambo ». Si on veut se faire des potes, on a plus intérêt à être le plus nul de la classe, qu’un bon élève ! La valorisation actuelle de l’argent, de la force physique et du sport donne l’impression aux jeunes qu’ils vont pouvoir s’en sortir dans la vie, sans avoir besoin de la lecture. Dernier exemple, mais on pourrait en trouver bien d’autres : l’instabilité géographique de la famille qui oblige à des changements d’école en milieu d’année. C’est souvent le cas des gens du voyage qui n’offrent pas des conditions idéales pour permettre à leurs enfants de bénéficier du minimum de continuité nécessaire.
Journal de l'animation: Il y a pourtant des enfants en difficulté aussi, dans les milieux aisés ou sans problème particulier...
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : Effectivement. Cela s’explique par une troisième grande catégorie causale : les blocages psychologiques que décrit bien serge Boimard dans son ouvrage. Il y a par exemple beaucoup de troubles cognitifs qui sont liés à la carence affective. On apprend souvent pour faire plaisir à quelqu’un. Quand il n’y a personne à gratifier par ses efforts, on n’en fait pas. Pour d’autres gamins qui possèdent des capacités intellectuelles normales, l’accès au savoir est dangereux. Ils sont dans la peur de savoir : le poids des secrets familiaux peut interdire l’accès à la connaissance. Ou bien les mots à fort pouvoir anxiogène les incitent à ne pas les connaître : quand la jalousie, la violence, l’inceste perturbent la vie de l’enfant, il peut ne pas avoir envie de nommer ces réalités. Pour s’en protéger, il se d’ailleurs refuse à nommer quoi que ce soit. On trouve aussi ces situations où l’enfant, par loyauté, ne veut pas apprendre quelque chose que son père, peu instruit, ne sait pas. Et puis, il y a cette peur de se confronter au temps de suspension nécessaire pour acquérir de nouvelles connaissances. Risquer un échec est pour certains enfants, intolérable. Ils ne sont pas capables de supporter la moindre frustration. Bénéficiant d’un narcissisme extrêmement fragile, ils préfèrent se réfugier dans le refus de l’apprentissage, en disant que tout cela ne sert à rien et qu’ils n’en ont rien à faire. Et puis, il y a le syndrome de l’enfant roi qui a droit de tout faire, qui est le plus beau, le meilleur. Il ne vit que dans le principe de plaisir. Quand on lui demande un effort, rien ne va plus. Il peut devenir un très mauvais lecteur, tout simplement parce que c’est trop fatigant.
Journal de l'animation: on a souvent mis en accusation la méthode de lecture globale : qu’en pensez-vous ?
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : Mes collègues orthophonistes et moi-même, nous constatons qu’il y a de plus en plus de faux dyslexiques. Là aussi on peut se référer à l’ouvrage de Colette Ouzilou ces enfants n’apprennent pas à bien lire, ce n’est pas en raison d’une quelconque déficience, mais parce que les approches qui leur sont proposées ne sont pas adaptées. Les méthodes globales ou semi-globales privilégient d’abord la lecture de la phrase pour ensuite seulement en arriver à la décomposition par sons et aux associations de syllabes. Cette démarche s’appuie sur l’observation que l’enfant de cinq ans a une perception globale de la réalité. C’est pour cela qu’en grande section maternelle, on lui propose des étiquettes avec son prénom ou des petites phrases. Et, il y arrive très bien. Là où on commet, à mon avis, une grosse erreur, c’est de croire que parce qu’à cet âge, ils sont à l’aise avec cela, il faut, dans les années suivantes, poursuivre dans la même voie. Bien entendu, il y a un pourcentage non négligeable d’enfants qui arrivent à très bien apprendre à lire de cette manière. Mais si l’on prend, par exemple, les enfants dyslexiques, qui, comme je le disais tout à l’heure, représentent 10% de la population, cette méthode est tout à fait catastrophique. Il y a ensuite une proportion d’enfants, dont on ne mesure pas l’importance, qui ne dispose pas d’une bonne mémoire visuelle et qui n’arrive donc pas à se souvenir de tous ces mots qu’on leur demande d’apprendre. Il ne les repère pas visuellement, ce qui constitue quand même la base de la méthode globale (retenir la forme générale du mot). Ils vont eux aussi être en échec. Tout cela contribue à faire le lit de l’illettrisme.
Journal de l'animation:: selon vous, il faudrait donc revenir à des méthodes plus traditionnelles ?
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : L’apprentissage de la lecture se fait en plusieurs étapes. La capacité à associer une consonne et une voyelle correspond à un stade supérieur, par rapport à la simple reconnaissance visuelle d’un mot ou d’une phrase. Si on propose une méthode qui ne permet pas à l’enfant de franchir ces étapes, on crée les conditions de l’illettrisme. Et pourtant, pour ces enfants-là bloqués à cause d’un procédé mal adapté, si on les reprend avec une démarche syllabique, en trois mois ils savent lire. La méthode que nous utilisons en orthophonie, qui s’appelle Borel-Misoni, est une méthode syllabique, gestuelle et phonétique : on associe à un son, un geste qui rappelle son origine phonétique. Par exemple, si je dis chat, j’avance les lèvres pour faire le son ch et j’ouvre ensuite ma bouche pour montrer le son a. A chaque étape, le déroulement spatial n’est pas le même. C’est une approche permet de bien visualiser le déroulement d’une syllabe et d’un mot. Cette méthode s’adresse à tous les enfants. Mais l’Education nationale ne l’utilise que dans les classes pour enfants handicapés (Clis, IME ...) ou dans les soutiens individuels. Autrement, elle ne l’applique pas. Cela permet pourtant aux enfants d’apprendre rapidement, même ceux qui ont un QI très faible : je reste étonné de son sous-emploi.
Journal de l'animation: vous remettez aussi en cause la démarche pédagogique qui tente de relier l’apprentissage au plaisir : pouvez-vous nous en parler ?
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : Le plus souvent, au premier jour de CP, l’enfant revient le soir en sachant lire trois lignes. En fait, il devine, car il ne sait pas déchiffrer. Les parents sont ravis. L’illusion peut parfois persister jusqu’au CM1 ou au CM2 : en apparence la lecture semble acquise. En réalité, même s’il sait en apparence lire, il ne comprend pas forcément ce qu’il lit. Ces enfants là vont continuer à deviner sans réussir à passer au stade de l’association syllabique. Ce dont je suis convaincue, c’est que l’approche globale fait l’économie d’une étape qui pourtant me semble essentielle : celle de l’effort. On donne à l’enfant l’impression d’aisance et de facilité, puisqu’il devine et ne lit pas. Et quand on revient à l’analyse syllabique, c’est déjà trop tard : l’enfant est alors prisonnier de sa toute puissance. Il croit qu’il peut lire, et si on lui demande un effort il ne veut pas le donner. Il faut accepter à un moment de ne pas savoir, pour pouvoir accéder à l’apprentissage. L’enfant qui ne supporte pas la frustration qui veut tout, tout de suite, ne va pas se dire qu’avant de lire bateau, je vais d’abord dire b+a= ba et t+eau= teau. Pour lui, c’est intolérable. Donner trop de plaisir et de facilité d’emblée c’est leurrer l’enfant. C’est là où ça commence à déraper. Car, pour accéder au plaisir, il faut parfois passer par la contrainte. Cela, notre société ne le comprend plus. Elle refuse le passage par la difficulté. Or, rien ne se fait tout seul. Quand je reçois un enfant, je ne lui dis jamais : « tu vas voir, ça va être facile, tu va te régaler ». Je lui dis au contraire : « ça va être dur, il va falloir te battre avec les lettres, mais qu’est-ce que ça va être bien après, quand tu vas pouvoir déchiffrer tout ce qui est écrit ». Ce n’est pas vraiment ce qui se passe à l’école.
Journal de l'animation: Vous portez là un regard assez pessimiste...
Anne-Marie Ourgiaz-Pérez : C’est vrai que tous ces constats ne sont pas vraiment encourageants. Cela fait plus de vingt ans que la méthode globale est appliquée. L’Education nationale ne semble pas avoir l’intention de la modifier. Chaque année, de nouveaux ouvrages sont publiés qui vont dans le même sens. Il n’est pas question pour moi, de faire de l’enseignement la seule et unique cause de l’illettrisme. Je vous ai fait un descriptif bien plus large, au début de notre conversation. Mais l’école porte sa part de responsabilité. On a l’impression que si elle ne bouge pas, c’est par peur d’être accusée de régresser, en revenant aux anciennes méthodes du b-a ba ! Il y a aussi un autre domaine, où à mon avis des progrès seraient nécessaires, ce sont les thèmes abordés dans les livres de lecture : ils sont soit d’une bêtise affligeante, soit d’une complexité et d’un décalage qui les rendent étrangers aux enfants. Je pense notamment à certains textes classiques où il faut traduire 25 mots par page. C’est à vous dégoûter de les lire. Mais je ne voudrais pas que mon propos apparaisse que dans le négatif. Les gouvernements qui se sont succédés ces dernières années semblent être devenus plus sensibles au problème de l’illettrisme. Un évènement intéressant est survenue en 2000 : la création de l’Agence nationale de lutte contre l’illettrisme. Sa première mission consiste à dresser un état des lieux : combien y a-t-il de personnes qui souffrent de l’illettrisme, comment dépister ce problème et entrer en contact avec elles etc... Je pense que cette étude va mettre en évidence beaucoup de dysfonctionnements et démontrer tout ce qu’on peut améliorer. On constate tous les jours les difficultés à procéder à un repérage correct, à savoir orienter vers le bon spécialiste, la réticence encore de l’Education nationale à reconnaître la dyslexie, la dysorthographie etc... On constate malgré tout, une bonne volonté officielle affichée de créer des réseaux entre les différents professionnels concernés pour effectuer un dépistage précoce, à la suite des rapports ministériels Ringard, IGAS et IGENPour l’instant, cela reste du domaine des bonnes intentions, car sur le terrain cela ne se concrétise pas beaucoup. Mais peut-être qu’avec le temps, la situation va évoluer positivement. C’est en tout cas mon souhait.
Propos recueillis par Jacques Trémintin
Journal De l’Animation ■ n°41 ■ sept 2003