Fracchiolla Béatrice - Les insultes

dans Interviews

Béatrice Fracchiolla est professeure de langage à l’Université de Lorraine et membre du laboratoire EA 3476 du CREM

En tant que linguiste, Béatrice Fracchiolla est forcément attentive à ce que veulent dire exactement les mots. Mais, son analyse n’est pas que sémantique. Son regard porte aussi sur les mutations contemporaines de la communication et les effets pervers induits quant aux modalités nouvelles sous lesquelles se manifestent les insultes ou les injures que l’on regroupe sous le vocable d’agression verbale.


JDA : Outrage, injure, insulte, invective … il existe de nombreux mots pour désigner l’agression verbale. Tous ces termes sont-ils synonymes ou ont-ils un sens différent ?
Béatrice Fracchiolla : tous les mots ont un sens qui leur est propre, appartenant à un champ sémantique spécifique, sinon ils n’auraient pas de raison d’exister séparément les uns des autres. Ils peuvent être utilisés parfois comme synonymes, mais cela n’est pas systématique. Si l’on prend par exemple le terme d’outrage, il s’attache au domaine particulier du droit. On va parler d’outrage à agent ou à magistrat en tant que personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public. Cet acte est passible de sanctions pénales. Ce mot peut bien sûr être aussi utilisé en dehors de cette configuration particulière, son sens n’étant pas limité exclusivement au registre légal. Pour ce qui est de l’insulte et de l’injure qui sont le plus souvent employées alternativement l’une pour l’autre, on peut établir une distinction précise. L’insulte relève du gros mot, alors que l’injure correspond plus à un acte. Quand lors de la coupe du monde 2006, Marco Materazzi s’attaque sur le terrain, verbalement, à la sœur de Zidane, en l’injuriant, c’est à dire ici en portant atteinte à son honneur, le coup de tête qu’il reçoit en retour constitue une réponse à l’injure. Car si l’insulte se produit dans l’instant et peut s’effacer plus ou moins rapidement (c’est celle, par exemple, que l’on trouve dans les dictionnaires de gros mots ), l’injure exige réparation car elle atteint l’honneur et entraînait autrefois des duels qui pouvaient se terminer par la mort.

JDA : présente tout au long de l’histoire humaine, l’agression verbale est-elle plus intense aujourd’hui qu’autrefois ?
Béatrice Fracchiolla : je ne saurai vous répondre, car il manque des éléments de comparaison. Les études que nous menons aujourd’hui n’ayant pas d’équivalentes dans le passé. Ce qui change peut-être entre autrefois et aujourd’hui, ce n’est pas tant la quantité d’agression que sa banalisation. L’agression est une réaction propre à tous les mammifères qui marquent,en en faisant état,une frontière physique ou symbolique informant l’autre qu’il se montre trop envahissant. C’est une alerte qui prévient un risque de violence si l’autre ne réagit pas. En tant que telle, cette réaction n’est pas forcément négative dès lors où elle constitue une information adressée à l’autre. Ce qui change actuellement c’est peut-être un brouillage du media de communication. On n’est plus dans le face à face qui nécessite une régulation, mais dans un échange via internet qui libère une violence verbale non contrôlée. Que ce soit par mail, par les réseaux sociaux ou les forums de discussion, se multiplient les tentatives de disqualification de la personne destinées à invalider ses arguments. En insultant son interlocuteur, de préférence sous pseudonyme, on pervertit ce que l’agression traditionnelle pouvait avoir de socialisant.
 
JDA : l’agression verbale favorise-t-elle l’agression physique ou constitue-t-elle une alternative à son déchaînement ?
Béatrice Fracchiolla : en tant que scientifique, il ne m’est pas possible de vous répondre avec certitude, car nous manquons d’études comparatives. Intuitivement je serais tentée de vous répondre que l’insulte favorise la décharge d’une tension qui se traduirait autrement pas un passage à l’acte violent. Pour autant, en tant que linguiste, je peux vous affirmer que les mots sont des actes et que certains peuvent faire aussi mal que des coups. On ne peut donc généraliser ni dans un sens ni dans l’autre.

JDA: l’éducation doit-elle proscrire l’agression verbale ou apprendre à insulter correctement ?
Béatrice Fracchiolla : notre société a su libérer la parole, mais pas éduquer aux conséquences de cette libération. Quand un ado se suicide après avoir été harcelé par internet, l’auteur explique n’avoir jamais voulu en arriver là et ne s’être pas rendu compte des effets de son acte. Faire prendre conscience des effets potentiels que peut avoir ce que l’on fait ou ce que l’on dit, voilà ce à quoi on devrait s’atteler face aux nouvelles générations.

 

Jacques Trémintin - Journal de L’Animation  ■ n°191 ■ septembre 2018