Laacher Smaïn - Godart Elsa - Quête identitaire
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dans Interviews
Smaïn Laacher
Professeur de sociologie à l'université de Strasbourg et Président du Conseil scientifique de la délégation interministérielle de lutte contre le racisme, l’antisémitisme et la haine LGBT
« Seul l’universalisme peut permettre l’expression des identités »
Face aux débats qui se crispent et aux invectives qui invalident son contradicteur, Smaïn Laacher affirme avec fermeté ses convictions, tout en appelant à respecter la pluralité des opinions. Prendre au sérieux ce que l’autre dit, ce n’est pas renoncer à sa propre logique, mais s’ouvrir à la sienne. C’est sans doute la meilleure façon de ne pas bloquer l’échange sur les questions identitaires.
Jacques Trémintin : Comment définiriez-vous l’identité ?
Smaïn Laacher : Au sens étymologique, cette notion signifie : idem, même, pareil. « Je » est un « je » identique à lui-même. Mais, l’identité est aussi porteuse d’une dimension polysémique, différente pour telle ou telle catégorie et selon les époques, rendant finalement impossible une définition consensuelle. Pourtant, il y a parfois une étrange similitude chez celles et ceux qui l’utilisent : une dérive totalitaire potentielle qui oppose le « nous » à « eux », fondée sur une logique d’inclusion/d’exclusion. En dehors de la communauté que « nous » constituons, il n’y aurait pas de légitimité. S’instaurent alors le soupçon de la menace de l’ennemi extérieur et la figure du traitre qu’il faut excommunier. La stigmatisation vise celui ou celle à qui on s’oppose et qui nous dit qui on est. Que l’identité se base sur la terre, la généalogie des ancêtres, le territoire, le clan, le sang … il y aurait une pluralité de « nous », ne se confondant pas avec les autres « nous » et un antagonisme potentiel entre les uns et les autres.
Jacques Trémintin : Les postures identitaire et universaliste peuvent-elles être complémentaires ?
Smaïn Laacher : Tout ce qui est de l’ordre de la logique identitaire est par définition guerrière, puisqu’elle cherche à défendre les contours de tout ce qui fait qu’on est ce qu’on est. L’universel ne remet pas en cause les particularités. Au contraire, il s’en accommode, les respectant toutes dans la mesure où elles ne fragmentent pas la société en une multitude de systèmes culturels totalitaires. Le cadre général, dans lequel chacune peut se retrouver, est structuré autour de la neutralité et l’égalité des droits, la liberté d’expression et la démocratie, toute relation étant basée sur des contrats entre des hommes et des femmes libres … La vie de chaque citoyen(ne) est régie par des valeurs et des règles communes, quelle que soit son appartenance spécifique. Bien sûr, c’est là une fiction qui, pour être nécessaire, ne fonctionne pas toujours. Ce n’est pas parce qu’elle n’est pas forcément efficiente qu’il faut y renoncer, mais au contraire tout faire pour la valoriser. C’est en permanence qu’il faut se battre pour la faire vivre.
Jacques Trémintin : Comment expliquer le renouveau contemporain de la quête identitaire ?
Smaïn Laacher : Il est difficile de trouver une raison unique. Evoquons néanmoins la disqualification des récits et des mythes fondateurs qu’ils soient religieux, idéologiques, utopiques … Ils promettaient le bonheur et ont amené le malheur. Face aux questions essentielles que sont l’organisation de la société, la place que doit prendre le droit commun, la question des « minorités »… d’autres récits ont comblé le vide ainsi créé : puisqu’on ne peut transformer la société par le haut, faisons-le par le bas, en partant de la vie des gens. J’évoquerais aussi une autre mutation morphologique essentielle. Notre société est restée sur l’idée d’une présence provisoire et réversible d’une main d’œuvre de travailleurs immigrés. Or, l’immigration a cessé d’être un déplacement de travailleurs pour devenir un une immigration familiale. En réalité, nous avons raté l’intégration des Français, enfants d’immigrés, confrontés aux discriminations de scolarité, d’emploi, de logement … Et les réponses que leur appartenance à la communauté nationale ne leur apporte pas, ils peuvent aller la chercher dans une identité spécifique.
Jacques Trémintin : Comment réagir face à une personne qui s’enferme dans une identité ?
Smaïn Laacher : Aujourd’hui, les opinions se présentent comme irrévocables, les vérités comme définitives. Ce qu’il faut éviter c’est la polémique qui cultive la guerre de positions, chaque point de vue excluant l’autre, chacun campant sur ses positions et pensant qu’il dit vrai. Ce qu’il faut promouvoir c’est la controverse qui écoute et donne la parole à l’autre, qui fait attention à ses arguments en y opposant les siens, qui conteste son avis, tout en comprenant les raisons qui justifient sa vision.
Son livre
La confiance perdue dans les institutions et dans la parole d’État a produit des mondes clos. L’appartenance religieuse, culturelle et l’origine nationale constituent dès lors la seule information à connaître et le premier repère à identifier pour régler ses actions de défense ou d’agression. Comment intervenir aussi raisonnablement que possible dans le débat public sur ces enjeux, en maintenant la liberté de penser et en renonçant à croire en l’inaliénabilité de ses certitudes.
« La France et ses démons identitaires » Smaïn Laacher, Ed. Hermann , 2021, 192 p.
Elsa Godart
Directrice de recherche en philosophie et psychanalyse, à l’Université Gustav Eiffel (Paris Est- Marne-La-Vallée)
« L’hyperindividualisme peut être source d’égoïsme et d’égotisme »
Cette universitaire, auteure d’une vingtaine de livres, ne cesse de passer notre société au scanner : le sentiment d’humanité, la sincérité, la liberté, la culpabilisation sociale. Elle est revenue à plusieurs reprises dans ses publications sur la question de l’individualisme. Elle dénonce avec force l’aliénation d’un mouvement qui au premier abord a pu sembler être un puissant facteur d’émancipation
Jacques Trémintin : D’où vient la montée de l’individualisme ?
Elsa Godart : L’individualisme (désigné aujourd’hui comme « hyperindividualisme ») trouve ses racines au 16ème siècle. Des sociologues comme Gilles Lipovetsky ou Louis Dumont ont très bien décrit la naissance du sujet qui se confirme avec les lumières. Il faut attendre les années 1960, pour assister à l’exacerbation de cette tendance avec le développement de la société de consommation. Ce qui a été nommé « post-modernité » place plus haut que tout, les valeurs de quête du bonheur, de réalisation du soi, de réussite individuelle, de jouissance, de bien-être ... Tout ce qui nourrit aujourd’hui la mode du « développement personnel » en a décuplé les manifestations à travers la culture du narcissisme: « j’ai le sentiment d’être tout-puissant », « je peux tout », « je suis totalement responsable de mon bonheur ».
Jacques Trémintin : Quel symbole de notre époque constitue le selfie ?
Elsa Godart : Ce n’est pas un symbole, c’est un acte posé, réalisé. Ce « pic speech » qui consiste à se prendre soi-même en photo et à le poster au regard des autres pour le soumettre à leur jugement est l’expression d’un néolangage qui peut traduire le meilleur comme le pire. Ce qui prime, c’est d’abord l’ici et le maintenant et le toujours plus vite, dans le culte de l’urgence, du zapping et de l’éphémère. Mais ce qui compte aussi, c’est la représentation de soi dans le regard d’autrui. Nous entrons dans ce que j’appelle le règne de l’eidôlon – des images-éphémères. Ce changement de paradigme induit une quête identitaire : le sujet a pris une place centrale au cœur de de la relation modifiant fondamentalement nos façons de penser et d’agir ; métamorphosant les individualités devenues premières ; disproportionnant la subjectivité. Le selfie marque l’événement du sujet du virtuel.
Jacques Trémintin : Tout est-il à jeter dans l’individualisme ?
Elsa Godart : Il a été facteur d’émancipation, défendant des valeurs importantes comme la liberté. On a pris conscience que l’autre ne pouvait constituer une figure tutélaire, empêchant d’exprimer sa propre individualité. Mais, on ne peut non plus concevoir le monde sur un champ simplement individuel. Le lien à l’autre est premier, bien avant la structuration de la représentation de soi. Il est même vital pour le bébé qui ne survivrait pas sans l’attention de son entourage. Je critique une certaine conception de l’existentialisme qui promeut une responsabilité à tout crin : « je suis responsable de tout et de tout devant tous ». Cette vision nourrit l’illusion de toute-puissance : je peux tout, je suis fondamentalement libre de tout faire. In fine, cela nie tout rôle social et déresponsabilise totalement la société, le politique et le contexte dans lequel chacun se meut. Tout au contraire, l’expérience qui nous lie à l’autre est fondatrice. Notre liberté n’est pas indéfinie. Elle est contingente de notre relation aux autres. Chacun d’entre nous n’est pas une entité jetée dans un vaste ensemble et que rien ne retient. Nous faisons partie d’un tout, chaque partie étant en interrelation avec les autres. On ne peut vivre et changer le monde dans lequel nous cohabitons que dans une co-construction.
Jacques Trémintin : comment réussir à contrer les effets négatifs de cette hyper-individualisme ?
Elsa Godart : Pour commencer, en combattant un capitalisme qui est le vecteur principal de ces dérives. Il est à l’origine de vaines illusions faisant croire que le bonheur a pour seules sources les possessions matérielles, l’accumulation de la richesse et la gloire de la réussite individuelle. J’ai lu, un jour, un tag qui m’est apparu comme un véritable stigmate de notre société contemporaine : « je dépense donc je suis, signé Descartes de crédit ». Dire qu’il a fallu attendre la pandémie pour parfois découvrir son voisin, s’entraider et tendre la main à ceux qui étaient en difficulté. Se battre contre l’hyper-individualisme, cela commence par le fait d’être curieux de l’autre, de ne pas tout ramener à la seule dimension égotique, de dépasser la paresse qui nous empêche d’aller à la rencontre d’autrui.
Son livre
Ces clichés pris au bout de ma perche, au bord d'une falaise, devant la Joconde ou les chutes du Niagara, et postés aussitôt sur le net… c'est moi, et moi, et moi ! Crise de narcissisme aigu ? Quête d’identité ? Symptôme d'un égoïsme surdimensionné ? Et si notre perception du temps et de l'espace et notre rapport à la pensée et au langage étaient modifiés par la toute-puissance du virtuel et de l'image.
« Je selfie donc je suis : Les métamorphoses du moi à l'ère du virtuel » Elsa Godart, Éd. Albin Michel, 2016,
à lire
Dossier : De l’individualisme à la quête identitaire