Duchateau Dan - De la polémique au dialogue

dans Interviews
Dan Duchateau, Philosophe

« Persuader n’est pas la même chose que convaincre »

Passionné de philosophie qu’il a étudié jusqu’en maîtrise, Dan Duchateau n’a nulle intention de se transformer en un savant érudit s’enfermant dans l’abstraction. Sa quête consiste à faire de son savoir un outil pratique, utile et vivant. Il se qualifie lui-même d’expert du système D. Alliant connaissances et applications concrètes, il était bien placé pour nous éclairer sur les modalités nous permettant de favoriser la dispute sur la polémique.

 

Jacques Trémintin : Comment expliquer une aussi grande différence d’avis, d’opinions et de convictions dans notre société ?

Dan Duchateau : Je commencerai d’abord par un constat, en citant le philosophe Nelson Goodman qui explique dans son livre « Manières de faire des mondes » qu’il y a autant de façon de considérer le monde que nous habitons, qu’il y a d’êtres humains qui le peuplent. Si l’on veut tenter de comprendre pourquoi, il faut regarder l’espèce à laquelle nous appartenons qui est la seule dans le règne animal à disposer de la capacité à canaliser et contrôler les forces profondes qui l’animent. La gestion de nos pulsions passe par l’émergence de la conscience qui produit la raison. Mais là où intervient la complexité de notre fonctionnement psychique, c’est dans cette manière unique avec laquelle chaque personne y parvient. Cette singularité explique que, même dans un milieu très proche comme notre famille, on ne partage pas exactement les mêmes opinions. On peut expliquer cette réalité par la formule : on est nous et jamais l’autre. Il est déjà assez compliqué de se comprendre soi-même, alors comment pourrions-nous oser affirmer comprendre autrui ? Mais cette diversité n’est pas un handicap, bien au contraire, c’est une grande richesse, diversifiant les regards portés sur une même réalité et élargissant le périmètre de l’esprit humain. C’est finalement autant de façons d’expérimenter ce que peut percevoir l’être humain.

 

Jacques Trémintin : Comment comprendre que le consensus soit si difficile à obtenir ?

Dan Duchateau : Exprimer son opinion, c’est prendre une place à la fois face et parmi les autres. Le rapport de force qui s’instaure alors ne se réduit pas au seul rapport de pouvoir. En fait, le besoin de transmettre sa manière d’interpréter un fait, un acte, un évènement -en bref, la vie- peut se manifester sous la forme de deux modalités : soit persuader, soit convaincre. Pour moi, chercher à persuader, c’est tenter de faire adhérer autrui à nos convictions, en lui faisant renoncer aux siennes. Alors que tenter de le convaincre, c’est s’inspirer du dialogue socratique rapporté par Platon (dans le Gorgias) et considérer que la vérité est « extérieure » aux deux protagonistes de l’échange. Ainsi, la meilleure façon d’y accéder se situerait dans un partage vertueux de connaissances et une tentative de réflexion commune qui, par affinement, va permettre de s’en rapprocher. Le débat devient donc d’autant plus constructif qu’il ne s’agit pas d’un duel pour savoir qui a raison, mais d’un échange permettant à chacun de s’enrichir des arguments de son alter-ego. Malheureusement, ce n’est pas ce qui se passe le plus souvent. Je citerai Montaigne qui affirmait dans Les essais : « chacun appelle barbarie, ce qui n'est pas de son usage ». Plutôt que d’accueillir avec intérêt le discours d’autrui pour ce qu’il a de différent, nous recherchons surtout ce qu’il a de semblable. De plus, nous subissons une quantité importante de ce que l’on nomme des biais cognitifs, qui ne font que renforcer notre sentiment de détenir la seule et unique vérité et celui de devoir combattre coûte que coûte le point-de vue de l’autre qui, nous en sommes persuadés avant même de nous y confronter, ne peut relever que de l’erreur.

 

Jacques Trémintin : Le degré atteint par les conflits d’idées est-il le signe d’une démocratie bien portante ou d’un délitement social ?

Dan Duchateau : Je n’ai pas un point-de-vue très optimiste sur notre époque contemporaine qui me semble beaucoup se radicaliser. Chacun(e) est « pour » ou « contre » ou condamné(e) à rallier le camp des « pour » ou celui des « contre ». Il n’y a plus de place pour la zone grise de la nuance qui se situe entre le carrément blanc et le tout à fait noir. « Nul Homme ne se baigne deux fois dans le même fleuve car, la seconde fois, ce n'est plus ni la même eau ni le même homme » faisait remarquer Héraclite. Comment accepter que 2500 après, on puisse figer des prises de position, en refusant qu’elles puissent être infiniment changeantes, diversifiées et nuancées ? Pour répondre à votre question, j’ai le sentiment de me trouver trop souvent face à un dialogue de sourds où les questions abordées sont traitées d’une manière très superficielle, sans réflexion approfondie et dans le souci de mettre l’autre à terre.

 

Jacques Trémintin : Quels sont les trois arguments fallacieux les plus faciles à déconstruire …

Dan Duchateau : celui qui est sans doute le plus facile à repérer et à combattre c’est l’accusation Ad personam qui ne se préoccupe pas tant de contre-argumenter, que d’attaquer personnellement son interlocuteur. En tentant de l’invalider lui, on cherche à réduire à néant son point-de-vue. Viens ensuite, à mon sens, l’utilisation de l’émotion : ce qui est alors exploité pour faire valoir la justesse de son opinion, ce sont les sentiments que l’on suscite et non la solidité de son raisonnement. Je placerai en troisième de la liste, que vous me demandez, l’argument d’autorité : faire valoir la position hiérarchiquement supérieure d’un individu pour casser le débat. Selon ce principe, la citation d’une personne prestigieuse fournie en appui d’une thèse développée par l’un des participants au débat viendrait démontrer que celui-ci a raison. Or, qu’importe la personne en face de soi, ou celle que l’on cite, le statut social d’un individu ne lui donne ni raison, ni la vérité. Il se doit d’étayer solidement son argumentation s’il veut nous convaincre.

 

Jacques Trémintin : … et les trois les plus compliqués à combattre

Dan Duchateau : tout d’abord, l’argument d’autorité, mais cette fois-ci masqué ! L’expert masqué est celui dont la compétence ne peut être ni confirmée, ni invalidée. Il n’est pas connu, mais est présenté comme très proche de la problématique évoquée. C’est, par exemple le beau-frère travaillant dans un lieu suscitant la polémique et qui est présenté (même s’il n’est pas présent) comme pouvant témoigner de pratiques douteuses. Ce n’est pas le propos ni d’un journaliste ayant investigué, ni d’un enquêteur officiel ayant rendu un rapport, mais d’un tiers dont il est impossible de vérifier les affirmations. Second argument fallacieux difficile à contrer, celui de l’homme de paille qui consiste à déformer ou à exagérer les positions de l'adversaire pour les rendre plus faciles à attaquer. Le changement étant subtile, il est difficile de montrer comment les positions ont été déformées. Enfin, mais il y en aurait encore d’autres, il y a ces analogies parfois difficiles à contrer, car les éléments de connaissance manquent souvent pour évaluer la pertinence de la comparaison. Renvoyer à une situation qui semble similaire nécessite d’être en mesure de vérifier si le rapprochement a du sens ou pas. On peut très vitre être pris de court.

 

Jacques Trémintin : Quelles sont les conditions favorisant un discours authentique ?

Dan Duchateau : Ma réponse n’est pas exhaustive, mais on peut énumérer plusieurs vertus qui permettent d’apaiser le débat et de lui redonner une forme vraiment authentique. La transparence, d’abord qui rend lisibles ses propres motivations et intentions. L’honnêteté et la sincérité, ensuite, tant dans les arguments que l’on avance que dans ceux que l’on identifie chez son interlocuteur. Le respect des positions que l’on ne partage pas et encore plus de celles qui sont les plus opposées aux siennes. La responsabilité à travers une attitude acceptant d’assumer les conséquences et les implications de ce que l’on défend. L’ouverture d’esprit est essentielle, quand elle reconnaît le droit d’autrui à ne pas avoir les mêmes avis. L’empathie favorise l’identification de la logique conduisant l’autre à adopter la position qu’il défend, sans la diaboliser. La libre expression : accepter que les idées reçues ou les tabous puissent être bousculés. Enfin, je terminerai par cette écoute active qui permet d’identifier les émotions et les ressentis de son interlocuteur et de les accepter comme tels. Toutes ces postures ont pour objet non de s’aligner sur l’avis de l’autre, mais d’accepter son existence et de pouvoir échanger avec lui. L’objectif n’étant pas qu’à la fin du dialogue, il ne reste plus qu’un seul participant sur le ring, l’important est bien que chacun ait pu partager sa propre vision, sans forcément qu’un consensus ait été obtenu !


à lire
Dossier thématique : De la polémique au dialogue : éduquer à la dispute

 

 

« Combattre la fausseté dans les discours : Pour en finir avec les arguments fallacieux ! » Dan Duchateau, 2022, 41 pages

Comment gagner en autonomie dans sa vie sociale ? Comment identifier les pièges de la communication et s’en prémunir ? Comment cultiver la loyauté dans ses relations avec les autres ? Quand Dan Duchateau a décidé de se lancer dans la rédaction de petits guides pour éclairer ses lecteurs, il a commencé par ce Vademecum court, simple et facile à consulter en toutes circonstances. D’autres ouvrages développent cette thématique, en renvoyant à de multiples références théoriques. Ici, rien de tel : on part de la vie de tous les jours, pour y revenir. L’occasion de retrouver ces discours fallacieux que nous utilisons toutes et tous en début de dialogue pour casser son interlocuteur ou à la fin quand la mauvaise foi vient suppléer la faiblesse de notre argumentation. Tenter de faire admettre que si le cas général est juste il ne peut en être que de même pour le cas particulier, cela vous dit quelque chose ? Présenter une seule alternative pour résoudre une problématique, en ignorant les autres, vous connaissez ? Rendre la conclusion invérifiable, vous l’avez déjà pratiqué ?


A retrouver sur : https://lechalonphilo.com