Gori Roland - Compétition

« La compétition n’a rien à faire dans les institutions d’intérêt public »

Roland Gori est psychanalyste et professeur émérite de psychopathologie clinique à l’Université d’Aix Marseille. Président de « l’Appel des appels » qui a recueilli près de 90.000 signatures pour une pétition revendiquant l’insurrection des consciences afin de remettre l’humain au coeur de la société, il est auteur d’une quinzaine d’ouvrages. Il remet ici en perspective la question de la compétition

Pensez-vous que la compétition soit inhérente à la nature humaine ?
Roland Gori : Plus que de nature humaine, je préfère vous parler de la tendance psychique que l’on retrouve tant dans la phénoménologie du quotidien, que dans la clinique psychopathologique. Le drame social de l’être humain semble bien, dans la confrontation avec ses congénères, d’être tenté de se précipiter dans une tension agressive, l’autre étant à la fois un modèle à imiter et un obstacle à éliminer. Chercher à se comparer ou à se mesurer à l’autre est constitutif de la notion d’individualité qui se concrétise dans le jeu social, par toute une série de postures d’opposition et d’identification en miroir. L’expérience montre qu’en plaçant des jeunes enfants dans un parc de jeux, il arrive toujours un moment où s’installe un rapport de lutte de pur prestige entre eux. Chacun va élaborer son objet du désir, à partir du modèle de l’image du semblable. L’objet désiré par l’autre devient désirable. C’est une vieille théorie que l’on retrouve tant chez Sigmund Freud que chez René Girard dans sa théorie du désir mimétique. Philosophiquement parlant, Thomas Hobbes considérait que dans l’état de nature, la situation primitive des débuts de l’humanité, c’était la guerre de tous contre tous. La cohabitation pacifique n’avait pu se réaliser que grâce à l’institution d’un État se donnant la mission d’apporter la paix, en utilisant le contrôle et la surveillance. De son côté, le sociologue Norbert Élias a décrit le long processus de civilisation des moeurs des sociétés occidentales, ayant abouti à la maîtrise des instincts, à l’apprivoisement des désirs et à la domestication des pulsions les plus profondes. Il semble donc établi que l’espèce humaine soit régie par une rivalité canalisée, régulée et finalement limitée tant par des institutions externes que par des processus internes.
 
Y a-t-il une compétition qui serait bonne et une autre qui ne le serait pas ?
Roland Gori : Il y a cette compétition sportive élaborée par les anciens grecs sur le modèle des Olympiades. Les performances physiques, au même titre que les arguments rhétoriques, étaient reconnus comme inégalement répartis. Mais, ces disparités dans les records obtenus n’impliquaient pas de différences dans le statut de citoyen. Tout au contraire, la démocratie posait comme principe que chacun aie la liberté et le devoir de participer à la gestion politique de la société, sans pour autant proscrire la compétition puisque chacun devait faire valoir le meilleur de lui-même par rapport à l’autre, au bénéfice final de la collectivité. Autre chose est cette généralisation actuelle de la compétition qui fabrique de la servitude volontaire. Au nom de la recherche de la performance, on a tendance à transformer la vie en champ de courses et à convertir les citoyens en esclaves chargés de courir le plus vite possible. Je fais référence à cette idéologie néolibérale qui étend à l’infini et dans tous les secteurs de la société le modèle de l’entreprise concurrentielle, prétendant généraliser à l’ensemble de la planète la logique de la finance. Au prétexte de la rapidité, de la rentabilité, de la productivité et de la chasse aux résultats, on assiste à une véritable tentative de colonisation de tous les espaces disponibles par des valeurs provenant du marché. Avec pour conséquences, la perversion de la vie sociale et en particulier dans des domaines qui participent à la construction du bien commun que sont l’éducation, la santé, l’information, le travail social, la justice, la recherche. On met en concurrence des chercheurs du même laboratoire, des universités et les hôpitaux entre eux, avec pour effet pervers le déni des finalités même de ces institutions. On soumet ces secteurs à ce que j’appelle la néo-évaluation, les contraignant à avoir en permanence le nez sur les compteurs. Mais, en ne regardant plus la route, ils risquent d’aller droit dans le décor. Cette conception de l’humain est extrêmement problématique puisque tout sujet, tout collectif ou toute entité sociale se voient métamorphosés en une unité soumise à la compétition sur un marché universel des biens et des jouissances, perdant au passage la notion de l’utilité sociale, remplaçant l’éthique par un bilan fallacieux basé sur le quantitatif et la procédure.
 
Peut-on concevoir une dose de compétition supportable ou faut-il la rejeter globalement ?
Roland Gori : La limite au-delà de laquelle la compétition n’est plus tolérable, c’est le moment où elle atteint la dignité humaine, en exploitant la fragilité et la vulnérabilité de l’autre. A partir du moment où elle manie l’humiliation du perdant, elle devient déshumanisante tant pour celui qui la subit que pour celui qui la pratique, participant ainsi à la destruction du lien social. C’est la garantie apportée à l’égalité de traitement de chacun qui permet de donner le meilleur de soi-même. Et c’est la régulation venant freiner et contenir la rage de détruire qui maintient la croyance dans la part d’humanité qui existe dans tout homme, fut-il son concurrent ou son adversaire. 
 
Comment organiser la résistance à cette compétition que vous décrivez comme omniprésente et qui semble effectivement avoir envahi toute la société ?
Roland Gori : D’abord, il faut casser tous les dispositifs actuels d’évaluation qui, au prétexte de la compétition, prétendent assimiler l’homme au même titre que la nature à un stock infini de capital à exploiter. Il faut aussi s’opposer à l’homogénéisation des valeurs qui identifie le service des urgences des hôpitaux à un stade olympique, en fixant dans un cas comme dans l’autre l’objectif d’obtenir des résultats. Il faut refuser les normes gestionnaires et utilitaristes qui fabriquent de la standardisation, de l’homogénéisation, de la normalisation d’une spécificité humaine transformée en unité commensurable. Il faut que les professionnels retrouvent une certaine indépendance dans l’exercice de leur métier. Ce n’est pas avec les agences technico-administratives qui élaborent des critères d’efficience, mais avec ceux à qui ils offrent leurs services qu’ils peuvent évaluer l’utilité de ce qu’ils font. C’est ce qu’on appelle une éthique des métiers. A la fin de « La peste », le roman d’Albert Camus, le journaliste Rambert reproche au médecin Rieux qui se démène contre la maladie, de ne chercher que l’héroïsme. Le praticien lui répond que s’il agit ainsi, c’est par honnêteté, mais pas l’honnêteté en général mais celle qui résulte de l’éthique des métiers : « Tout ce que je veux, c'est bien faire mon métier ». Il ne faut jamais oublier qu’enseigner c’est transmettre un savoir, que le soin c’est fait pour soigner, la justice c’est fait pour juger, la recherche c’est fait pour chercher.
 

Lire le dossier : Quelle place pour la compétition?


Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°146 ■ février 2014