Lowen Eric - Le déterminisme

La fin des déterminismes signe notre responsabilité face à notre choix de vie

Éric Lowen est philosophe et historien, Directeur de l'Université populaire de Philosophie de Toulouse, association d’éducation populaire proposant un retour à l’essentiel de la démarche philosophique : plus les individus sont éclairés, plus ils peuvent être libres. Forte d’une centaine de conférenciers et de trois cent cinquante adhérents, elle assure de nombreuses conférences diffusant mille enregistrements d’entre elles.
 
 
Comment définiriez-vous la notion de déterminisme ?
Éric Lowen : Je distinguerai deux types de déterminismes. Il y a, d’un côté, ce que j’appelle les vrais déterminismes constitués par ces forces qui agissent d’une manière contraignante : ce sont ces pressions normatives et légales qui pèsent fortement sur un individu, ne disposant d’aucune échappatoire. On les retrouvait sous l’ancien régime : le conjoint avec qui se marier, la religion pratiquée, le choix d’un métier, étaient décidés non pas l’individu, mais par son groupe d’appartenance, la société, voire la loi, imposant un cadre moral et discriminant non négociable. De l’autre côté, il y a ce déterminisme « mou » qui est composé par toutes les pressions auxquelles on est exposé, mais qui ne fonctionnent pas comme des contraintes irrépressibles. Si l’individu ne veut pas les suivre, on ne va pas le mettre en prison, aucune procédure coercitive ne l’y obligeant. Pour qu’elles aient de l’influence, il faut y adhérer, par conviction, séduction, routine ou facilité. 
 
Comment ces deux formes de déterminisme ont-ils évolué dans le temps ?
Éric Lowen : La première forme de déterminisme n’a cessé de régresser, depuis la révolution française et les luttes de libération qui en sont issues. Si elle continue à exister, elle joue un rôle infiniment moindre que par le passé, à l’image de ces religions qui ne pèsent plus que de manière infiniment moindre dans le fonctionnement social ou la construction des esprits. Chacun peut faire le choix de s’y référer. Mais, il ne s’agit plus d’un passage contraint et obligé. Les force qui pèsent le plus aujourd’hui sont en transformation constante, les unes disparaissant, les autres surgissant. Il en va ainsi des réseaux sociaux tels Face book, Twitter et autres. Inexistants il y a encore vingt ans, ils attirent fortement les jeunes générations, prenant une place non négligeable dans leur quotidien. Ce sont là des facteurs sociaux qui jouent potentiellement un rôle de déterminisme, tout en n’exerçant aucun pouvoir de tutelle.
 
Le déterminisme serait donc passé d’une dimension collective à un registre plus groupal ?
Éric Lowen : Si vous naissez dans une famille catholique extrêmement pratiquante, le poids du microcosme familial va être important dans vos choix de vie. Mais, cela ne signifie pas qu’il s’impose au niveau de la société, comme cela a longtemps été le cas. On peut trouver une autre illustration dans cette tradition voulant que la femme soit tenue de rester à la maison, pour s’occuper des tâches ménagères et de l’éducation des enfants. Le mouvement d’émancipation féministe a dénoncé ce schéma. L’orientation historique va dans le sens de la remise en cause du modèle de la femme au foyer. Si certains, aujourd’hui, veulent revenir en arrière, en reprenant ce modèle, c’est un choix personnel, la société n’imposant plus un cadre contraint pour décourager, par exemple, le travail féminin. Cela constitue une valeur qu’ils choisissent d’adopter. Mais ce n’est plus à proprement parler une contrainte forte et active qui s’imposerait à tous et à toutes. On passe d’un déterminisme sociétal à un déterminisme familial.
 
Que pensez-vous du déterminisme qui pèse sur la reproduction des classes sociales ?
Erik Lowen : Il faut distinguer, d’un côté, les phénomènes de reproduction sociale et, de l’autre, les déterminismes, les uns ne se confondant pas avec les autres. Il y a des mécanismes sociologiques ou économiques qui pèsent sur les individus, du fait de leur appartenance à tel quartier, à telle classe sociale, à telle famille ou à tel groupe culturel. Mais, il n’y a aucune obligation ou nécessité à en rester prisonnier. La notion de déterminisme est souvent employée d’une manière très large. Je lui attribue un sens bien plus restreint : c’est la force qui s’impose à l’individu, puissamment dissuadé de s’en détourner. Le cas extrême est celui de l’Inde où la caste de naissance impose une place, dont on ne peut se soustraire. Même si, aujourd’hui, la mobilité sociale n’est pas aussi aisée que le laisse croire l’idéal proclamé de l’égalité des chances, aucune prohibition n’interdit de s’élever dans l’échelle sociale ou d’être déclassé. Il n’y a pas d’impossibilité d’accéder à telle profession, du fait de son statut de naissance. Si les déterminismes ont quasiment disparu, il ne reste plus que les contraintes individuelles … Erik Lowen : le fait de ne plus avoir de déterminismes sociaux forts nous confronte effectivement aux servitudes personnelles que s’imposent les individus. Ils se les sont créés eux-mêmes et les ont intériorisées. La plupart des chaînes que nous portons proviennent de nos croyances, de nos modes de pensée et de des réactions dominées par l’émotion plus que par le raisonnement. Ce qui nous ouvre l’esprit, cultive la curiosité et nous aide à penser est disponible tant sur internet, qu’à la radio ou à la télévision. On peut avoir accès, tant qu’on le veut, à l’information, à la réflexion critique et au savoir. Si on n’y a pas recours et que l’on préfère une posture auto aliénante se contentant du spectacle et de la distraction, c’est de notre responsabilité individuelle. Il nous revient à l’assumer, plutôt qu’à en imputer la cause aux autres. Celui qui veut se réapproprier son existence et décider de ses choix de vie a tous les moyens de le faire.  Justement, comment peut-on favoriser cette posture d’émancipation ? Éric Lowen : C’est toute la question de l’éducation populaire. Notre société garantit à ses membres de nombreuses libertés, comme jamais ils n’en ont bénéficié dans l’histoire. Ce qui ne signifie pas que chacun soit en capacité d’en jouir, à bon escient. Elle a supprimé la quasi-totalité des obstacles à l’autodétermination de chacun. Cela n’implique pas que chacun réussisse à utiliser son libre arbitre, avec pertinence. Ce n’est plus une libération qu’il s’agit de revendiquer, à l’égard de forces extérieures qui nous opprimeraient, mais d’une émancipation venant de nous-même. Et cela passe par un travail sur soi, une remise en cause personnelle, une lucidité et un travail de deuil sur beaucoup d’espérance et de vanité. On peut proposer les outils de la pensée au plus grand nombre. Mais, on ne peut contraindre l’individu à se les approprier, pour s’émanciper. C’est tout le paradoxe de la liberté. La mettre à disposition d’autrui ne signifie pas qu’il s’en emparera pour s’ouvrir à l’autre et s’engager sur une voie humaniste. Il peut tout autant l’utiliser de manière égoïste et destructrice. Il est seul maître de ce qu’il en fait. Mais il n’y a pas d’autre voie, pour tout éducateur, au sens large, qu’il soit parent, enseignant ou animateur, sauf à faire du dressage, que de proposer cette éducation à la liberté. A chacun ensuite de savoir l’utiliser.


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Jacques Trémintin - Journal de L’Animation ■ n°154 ■ décembre 2014