Avet et Mialet - Républiques d’enfants
Soyons réaliste, cultivons l’utopie
Auteurs d’un ouvrage consacré aux Républiques d’enfants1 , Romuald Avet (psychologue, psychanalyste et formateur dans une école d’éducateurs) et Michèle Mialet (enseignante dans une école dans un institut de formation en soins infirmiers) répondent aux défis que posent les Républiques d’enfants à l’éducation du XXI ème siècle.Si vous aviez à mettre en avant un seul principe de fonctionnement des Républiques d’enfant, celui qui vous semble le plus important, lequel retiendriez-vous ?
Romuald Avet : Il s'agit avec les Républiques d'enfants de refonder le contrat social dans l'éducation, en préconisant une révolution dont l'institution éducative est le lieu d'apprentissage. L'enfant s'y trouve occuper une autre place que celle d'un objet à éduquer ou à instruire, celle d'un sujet qui participe en fonction de son désir et de ses possibilités au processus éducatif, il en est un acteur à part entière.
Michèle Mialet : Disons que la pratique des Républiques d’enfants est une révolution, à savoir qu’elle transforme en profondeur les relations des enfants entre eux et les relations des adultes et des enfants pour construire une structure ouverte, ordonnée et modifiable en permanence sur laquelle les droits et les devoirs de chacun et du collectif peuvent s’inscrirent. C’est cet aspect « révolutionnaire » de la citoyenneté qui me semble le dénominateur commun aux Républiques d’enfants.
On retrouve certains principes de fonctionnement des Républiques d’enfants dans les lycées autogérés de Paris et de Saint Nazaire. Loin de se développer, ces établissements sont restés, depuis 1982, anecdotiques. Pourquoi l’autogestion des communauté éducative restent-elle isolée ?
Romuald Avet : Les lycées autogérés sont proches, en effet, de l'idée des Républiques d'enfants, car leur pratique cherche à inventer un autre rapport à l’adolescent qui ne soit plus fondé sur une relation de subordination mais qui l'invite à travailler, à coopérer avec l'adulte, sans jamais se confondre avec lui. Ce qui me paraît important c'est de transformer la relation enseignant/enseigné, non pas pour refuser la transmission d'un savoir déjà là, mais pour que l'enfant ou l'adolescent ne s'y sente pas concerné au titre d'un simple récepteur. À l'école traditionnelle, on ne cherche pas à rendre l'enfant plus coopératif, il faut avant tout lui inculquer un savoir. Alors, évidemment, cette pratique n'est pas partagée par l'administration de l'Éducation nationale, aucune formation n'est engagée dans ce sens car on craint sans doute les désordres qui en seraient issus. Le sociologue François Dubet rappelle à ce sujet qu’à l'école, on apprend que l'on doit participer aux affaires de la cité, mais pas à celle de l'école. Les lycées autogérés lui donnent raison, c'est souvent dans les situations les plus désespérées, quand plus rien ne paraît possible, que les équipes éducatives forgent une citoyenneté scolaire.
Michèle Mialet : Ces expériences d’autogestion restent marginales, d’une part parce qu’elles demandent de la part des adultes qui y participent un investissement considérable, une remise en question régulière et une inventivité sans faille, assez peu courante. Elles sont également connotées du côté du« libertaire » et du désordre (disons soixante huitar !) et peuvent donc paraître fort inquiétantes, dans leur insubordination à l’autorité traditionnelle.
A contrario, qu’est-ce qui pourrait amener les adultes à renoncer au pouvoir arbitraire qu’ils ont pris l’habitude d’exercer depuis des millénaires sur les enfants ?
Michèle Mialet : Je ne crois pas que les choses soient aussi noires du côté de l’enfance !! Les droits de l’enfant, même partiels et non appliqués universellement, sont une réalité partiellement effective, vis-à-vis de ces droits, les institutions éducatives sont frileuses et du même coup souvent hors-la-loi ! Comme tout progrès social, il faut du temps, des rapports de force et des volontés intraitables pour parvenir à un résultat. Mais, nous ne partons pas de rien.
Romuald Avet : Oui, en effet, bien des choses ont changé dans l'éducation, car la société a changé et le statut de l'enfant également, les sciences humaines ont transformé le regard que l'on porte sur lui. Les droits universels de l'enfant ont été établis, mais ils ne sont pas réellement appliqués, l'exercice de ces droits dans les lieux où il est éduqué et instruit lui sont refusés. Les initiateurs des Républiques d'enfants ont, non seulement, élaboré ces droits mais ils ont fait plus, en accordant à l'enfant un vrai statut de citoyenneté. La démocratie dans l'éducation n'est pas un concept abstrait mais une réalité quotidienne mise en acte, institutionnellement. Les adultes doivent apprendre à s'autolimiter dans l'exercice de leur pouvoir, ils pourront l'envisager à condition de créer des structures institutionnelles qui mettent au coeur de leur projet cette expérience de la citoyenneté éducative.
N’y a-t-il pas un risque de dérive, dans l’application démocratique « une personne, une voix », au sein de communautés composées à 90 % d’enfants et où les adultes seront de toute façon minoritaires ?
Michèle Mialet : Cette dérive est le fantasme des adultes qui pensent l’institution sous l’angle du rapport de force et de la domination du grand sur le petit, du fort sur le faible, de la majorité sur la minorité. La vie n’est pas sans risque, ni sans violence, en effet, et les fondateurs des Républiques d’enfants ne sont pas de grands naïfs. Cette violence existe, c’est le cadre proposé par les adultes mais toujours soumis à l’opinion de l’enfant qui permet non pas l’éradication de cette violence mais sa reconnaissance et sa prise en compte.
Romuald Avet : La démocratie dans une communauté d'adultes comme dans une communauté d'enfants n'est pas un exercice simple et sans risque. Le rôle des adultes y est fondamental, leur autorité est reconnue mais ils n'en usent pas ou le moins possible. Il ne s'agit pas non plus de diriger l'enfant en le laissant croire à l'autonomie de ses actes et de ses décisions et en lui donnant l'illusion de son pouvoir. Dans les Républiques d'enfants, ce sont les structures qui sont mises en place par les adultes et par les enfants et corrigés continuellement par eux-mêmes dans l'exercice de leur action qui est garante des limites du pouvoir de chacun et de tous et des dérives toujours possibles.
Comment cette démocratie directe peut-elle s’appliquer dans des foyers éducatifs où des enfants et des adolescents n’ont pas choisi d’être placés et où ils peuvent se trouver en opposition avec les éducateurs ?
Romuald Avet : Il est vrai que la question se pose de la liberté de l'enfant d'être là, il n'a pas toujours le choix mais il ne l'avait pas tout à fait non plus dans les orphelinats de Januz Korczak compte tenu de sa situation ou à Moulin Vieux. Néanmoins, la participation à la décision de l'enfant doit faire partie de l'exercice des droits. Si la protection de l'enfant peut exiger le placement, celui-ci n'invalide pas nécessairement son engagement dans un processus éducatif ou l'enfant découvre justement qu'il n'est pas seulement l'objet des décisions des adultes mais aussi concrètement l'acteur de sa vie quotidienne et de son devenir.
Michèle Mialet : Ce n’est pas une raison parce que l’on a pas envie d’être quelque part (l’enfant n’a pas non plus choisi d’être un enfant des rues, un orphelin ou un enfant rejeté) que l’on ne doit pas vous permettre d’agir sur votre environnement éducatif ou soignant. Si l’on considère que l’enfant est aussi un citoyen, cela dépasse la contrainte d’être là, il s’en saisira ou pas, tout de suite ou plus tard, mais l’adulte et ses pairs l’encourageront « à faire avec ».
Prétendre appliquer les mêmes principes démocratiques à tous les membres d’une même communauté éducative, n’est-ce pas être dans la confusion entre le statut d’un enfant par essence immature et celui d’un adulte chargé de responsabilité ?
Michèle Mialet : Avoir les mêmes droits cela ne signifie pas être identiques. Les différences existent et la place de l’enfant ne se confond pas avec la place de l’adulte. Bien au contraire, les responsabilités des uns et des autres sont clairement statuées. Et même, comme à Moulin Vieux, lorsque les enfants font la preuve qu’ils peuvent « faire tourner » le lieu de vie sans la présence des adultes, ils ne se prennent pas pour ces adultes et ne se prennent pas pour des adultes.
Romuald Avet : Il est vrai que les Républiques d'enfants sont allés loin dans l'exercice de la démocratie éducative, en affirmant un principe d'égalité de droits entre adultes et enfants, mais sans jamais annuler leurs différences. L'immaturité de l'enfant dans ces communautés ne se pose pas vraiment dans la mesure où les âges sont volontairement différenciés et où chacun est amené à prendre des responsabilités en fonction de ses moyens propres, de sa maturité psychique et de son âge. Dans ces communautés, les enfants restent des enfants et les adultes des adultes mais les uns et les autres ont des droits et des devoirs clairement identifiés.
Vouloir appliquer les principes des Républiques d’enfants à une époque largement dominée par des appels au retour à l’autorité et à la répression de la délinquance juvénile, n’est pas soit utopique, soit provocateur ?
Romuald Avet : Oui, à leur époque, les Républiques d'enfants pouvaient paraître une utopie, tant elles étaient en rupture avec un ordre établi, néanmoins elles ont pu exister et se développer dans ces sociétés où la démocratie n'existait pas ou n'existait plus. Des expériences d'autogestion éducative continuent, elles demeurent toujours marginales et résistent souvent aux tentatives de l'administration ou du pouvoir politique pour les faire disparaître. Elles ne sont pas dans le sens de l'histoire, en effet, car elles sont fondamentalement en rupture avec notre système capitaliste libéral qui infiltre si profondément l'esprit du temps. Sait-on jamais, la démocratie est mise à mal mais l'impasse dans laquelle nous nous trouvons dans notre système éducatif nous conduira peut-être à réinterroger la place de l'enfant et la question de sa citoyenneté ?
Michèle Mialet : On ne peut pas dire que l’environnement social et politique des Républiques d’enfants dont nous parlons ait été favorable aux innovations : occupation russe puis influence nazie pour Korczak, fascisme pour les Muchachos, occupation pour Moulin Vieux etc., et pourtant ces expériences ont marché. S’il est vrai que la période actuelle friande de normalité sociale et d’autoritarisme offre peu de place à l’innovation citoyenne, il existe certains lieux qui rendent possible et mettent en pratique une humanisation institutionnelle.
N’est-ce pas démagogique de faire croire que l’on peut donner autant de pouvoir à des enfants qu’à des adultes dans une petite communauté isolée, alors que ce sont les adultes qui décident de tout dans le reste de la société ?
Romuald Avet : Il sera nécessaire en effet certainement de repenser le statut de l'enfant dans une société démocratique, pour transformer réellement les conditions de son éducation. C'est une révolution anthropologique que les artisans de l'expérience des Républiques d'enfants ont inaugurée, dans le siècle précédent, à travers le mouvement de l’éducation nouvelle. On ne voit pas aujourd’hui se dessiner une telle perspective. Souhaitons que l’on ne décourage pas ceux qui souhaiteraient s’engager sur cette voie.
Michèle Mialet : N’oublions pas que ces initiateurs avaient le secret espoir qu’en changeant « la société des enfants », en leur permettant de vivre profondément cette expérience durant l’enfance, ils pourraient une fois devenus des adultes transformer la société dans son ensemble. C’est probablement utopique, et alors ?
Lire article : Les Républiques d’enfants: une réponse à la crise de l’éducation?
1 - « Éducation et démocratie. L’expérience des républiques d’enfants » Romuald Avet et Michèle Mialet, Champ Social, 2012
Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1000 ■ 01/02/2011