Grandeur nature : quinze années d’aventure

Un séjour de rupture itinérant de 10 mois à travers les océans : c’est ce que propose un lieu de vie basé à Sète. Récit d’une action exceptionnelle.

Ca y est, ils vont repartir : du mois d’octobre 2012, au mois de juillet 2013, une nouvelle aventure va être proposée à huit adolescents de 11 à 14 ans, à bord du catamaran Grandeur Nature. Pendant dix mois, ils vont vivre une expédition peu commune, à la rencontre de populations, de paysages et d’animaux qu’ils n’auraient jamais pensé connaître. Depuis 1996, c’est le treizième périple maritime à être ainsi organisé et le neuvième voyage proposé à travers l’atlantique : 11.000 miles, pendant 300 jours. En quinze ans, ce n’est pas moins de 81 jeunes et 29 adultes qui les ont ainsi précédés, pour vivre l’une des plus extraordinaires expériences de leur existence.

Rencontrer des baleines

Les enfants voyageurs de Grandeur Nature vivent des rencontres merveilleuses qui leur laisseront des souvenirs gravés intensément toute leur vie. Ce sont ces poissons volants atterrissant sur le pont, pendant la navigation, ces dauphins et marsouins accompagnant le bateau sur des dizaines de miles ou ce plancton phosphorescent déposé par la houle, luisant dans la nuit. C’est la nature luxuriante des caraïbes où presque chaque plante donne quelque chose : l’une fournit des fruits succulents, l’autre possède des vertus médicinales, une troisième offre du bois de construction, une autre encore produit une sève utilisable comme encens, sans oublier celles avec lesquelles on peut se savonner. Ce sont ces chants et ces souffles, ces queues et ces dos brillant au soleil des baleines, véritables contrebasses faisant sauter leur 25 ou 30 tonnes à la seule force de leur nageoire caudale. Comment oublier ces baleineaux attirés par les enfants voyageurs nageant à leurs côtés, n’arrêtant pas de leur foncer dessus et les évitant au dernier moment, de leur tourner autour et de faire des acrobaties, avant de rejoindre leur mère ? L’escale à Haïti est, elle aussi, forte en partage et en émotions. L’hospitalité, la générosité, la chaleur humaine des familles qui accueillent à leur domicile, pendant une semaine, les jeunes co-équipiers du catamaran, semblent inversement proportionnelle à la misère et à la terrible condition de vie des populations locales.

Naissance d’un lieu d’envie

C’est en 1991, qu’est créée l’association Grandeur Nature. Son premier objectif est alors de construite un navire destiné à proposer des croisières long séjour à des adolescents en difficulté. La réalisation en est confiée à Denis Kergomard. Le projet enthousiasme d’autant plus cet architecte naval, qu’il a intégré un temps une équipe éducative dans une maison d’enfants à caractère social de l’Yonne. Deux ans seront nécessaires pour penser, concevoir et construire un catamaran de 15 mètres, insubmersible, d’une capacité d’accueil de 12 personnes, dont la simplicité rend la manœuvre parfaitement accessible à des équipages de jeunes, sous l’égide d’un chef de bord diplômé. Puis, vient pour le prototype, le temps des essais et d’un test grandeur nature. L’association se tourne alors vers Chistophe Dasnière, co-créateur et animateur de la Baleine Blanche, au sein de laquelle il assurera durant onze ans, de séjours maritimes à destination d’adolescents. Une première traversée de l’Atlantique lui permet d’apporter les dernières améliorations. Celui qui avait acquis une bonne connaissance du catamaran, accepta la proposition qui lui fut faite d’en devenir le skipper attitré. Mais, cette fois-ci, l’objectif n’était pas seulement d’accueillir des jeunes en quête d’aventure maritime, mais aussi des mineurs pris en charge par l’Aide sociale à l’enfance. Sans aucune expérience préalable avec cette population, il accepta aussitôt. L’association se positionna très vite comme lieu de vie, qui par jeu de mot deviendra lieu d’envie.

Un lieu de vie maritime

Le statut officiel des lieux de vie ne sera pas reconnu avant la loi de 2002. On est encore dans la désignation de ces « Structures d’accueil non traditionnelles », héritières des alternatives que nombre de professionnels tentèrent de trouver, à partir des années 1970, aux prises en charge éducatives classiques. L’association s’adressa à tous les Conseils généraux, pour proposer ses services aux équipes éducatives ayant besoin de faire souffler certains de leurs jeunes. C’est Lionel Brunet, alors Directeur adjoint du Foyer départemental de l’enfance de l’Essonne, qui répondit le premier. Celui, qui est devenu depuis Chargé de mission et créateur de l’annuaire national des lieux de vie, est le troisième personnage clé de l’aventure de Grandeur Nature. Il va rencontrer l’association à Sète et, enthousiasmé par le projet, s’offre pour en assurer toute la dimension administrative. Il propose un groupe d’adolescents et d’éducateurs et passe convention pour organiser la première traversée de l’Atlantique qui a lieu, en 1996, pendant trois mois. Devant les effets bénéfiques constatés sur les jeunes ayant participé au séjour, de nouvelles transatlantiques seront programmées avec le Conseil général de l’Essonne, jusqu’en 2009. C’est ainsi que progressivement prit forme le projet type : huit jeunes, filles ou garçons, âgés de 12 à 14 ans, embarqués pour dix mois, quatre adultes se relayant tous les trois mois, auprès d’eux. Avec, toutefois, une originalité : un équipage composé à parité de jeunes issus de familles sans difficulté sociale particulière et de jeunes adressés par l’Aide sociale à l’enfance.

La motivation

Ce que partagent ces deux catégories d’adolescents, c’est l’indispensable adhésion au projet. S’engager dans un tel périple est loin d’être anodin ou évident. D’abord, il y a la séparation, sur une longue période, d’avec sa famille, ses amis, son cadre de vie rassurant et ses habitudes familières. Pour bien vivre un tel éloignement, il faut avoir bénéficié, au préalable d’un attachement suffisamment sécurisant. Il faut aussi avoir l’âme voyageuse ou aventurière. Ce qui n’est pas donné à tout le monde. « Ne pas franchir le pas de larguer les amarres, si c’est pour perdre un lien qui est déjà fragile, si c’est une injonction du juge, si c’est pour mettre en péril un certain équilibre familial ou le savoir en danger n’est pas à voir comme un échec » commente Christelle, membre du Conseil d’administration de l’association et éducatrice spécialisée elle-même. Ensuite, il y a des règles de vie particulièrement strictes. En montant à bord, on laisse à terre son téléphone et son MP4, ses consoles de jeux et ses réseaux sociaux présents sur la toile. Il ne sera pas possible de fumer, encore moins de boire de l’alcool. Les sorties libres ne seront pas non plus autorisées. L’objectif est clair : extraire un enfant de son monde familier, le plonger dans un environnement nouveau et l’accompagner dans les remous que cela crée dans sa vie. Enfin, il y a le partage de l’espace sur les quelques mètres carrés disponibles sur un bateau : vivre les uns à côtés des autres, en réussissant à se supporter ; pouvoir dialoguer, avant que la pression ne monte ; tenir compte des besoins de reconnaissance et d’attention de chacun.

La vie à bord

Convenons-en : il faut vraiment en avoir envie. L’addiction aux modes de vie consuméristes, superficiels et artificiels de tant d’adolescents (et d’adultes !) constitue un frein non négligeable. Anthony, équipier de 15 ans du séjour 2003/2004, témoigne fort bien d’autres contraintes : « à la sortie de son duvet, la première étape, c’est de prendre un bon petit déjeuner-chocolat-céréales, sans avoir peur de le vomir, quelques heures plus tard ». Ce que révèle cet humour très pragmatique, c’est le quotidien qui s’impose à tout marin : le vent commande et la mer décide. La traversée de l’atlantique constitue une période hors du temps où la vie est dictée par les éléments naturels qui imposent leur rythme : affaler les voiles quand le vent devient trop fort, dormir avant ou après son quart de navigation, éviter de somnoler pendant, essayer de rester sec. La navigation au près fait cogner la coque sur les vagues, provoquant des embruns qui couvrent de grosses gouttes le pont et pénètrent, s’il n’y prend garde, le col et les manches du barreur. A peine levé, il faut tenir propre le bateau (cabines, coque tribord, coque bâbord, pont), préparer à chacun son tour les repas, participer aux manœuvres, rédiger son journal de bord. Et puis, il y a les cours de navigation ou de lecture de cartes. Il reste, malgré tout, du temps pour les loisirs. Le bateau possède une bibliothèque fournie. La Gameboy© étant très loin, on retrouve les plaisir des jeux de société. Si le temps peut, malgré tout, sembler long, il n’y en pas forcément assez pour lire, se cultiver, apprendre, réfléchir sur soi, parler, découvrir les autres et profiter des étoiles pendant son quart.

Du début à la fin

Pendant dix mois, le groupe d’adolescents va apprendre à se connaître et à s’accepter. Les cabines, les activités, les corvées mixent systématiquement les jeunes d’origine distincte. Ceux qui sont inscrits directement par leur famille sont sélectionnés pour leur équilibre et leur sérénité. Leur rôle modérateur et régulateur est essentiel. La pose qu’ils ont choisie de faire ne correspond en général pas à un échec scolaire. Ils sont parfois en avance. Certains valideront même leur année, en réussissant à travailler le programme pendant leur séjour sur Grandeur Nature. Les jeunes adressés par l’ASE correspondent au profil d’enfants en difficulté : parler mal, se battre, agresser, insulter, casser, détruire … sont parfois le mode de communication privilégié. La présence permanente des adultes permet de réguler les relations et de gérer les conflits latents. Les bilans sont fréquents. Outre la parole, l’écriture est un passage quotidien obligé qui permet d’exprimer les ressentis et les émotions. La lenteur du voyage amène les participants lentement les uns vers les autres. Il faut attendre la fin des trois premiers mois du séjour, pour que le groupe se dégage de ses problèmes et s’ouvre aux autres. Les projets menés avec des associations locales, telle cette aide apportée à l’orphelinat de l’île de la Vache, en Haïti, constitue un tournant important. Puis, vient la préparation du retour attendu par les uns qui se languissent de leurs proches laissés en France, appréhendé par d’autres qui craignent de retomber dans leurs travers antérieurs. Même si l’objectif est bien de proposer un tremplin pour rebondir il ne suffit pas que les adultes désirent apporter ce plus, pour que les jeunes qui en sont destinataires s’en saisissent. Si le passage à Grandeur Nature n’est pas forcément suffisant, pour que les ados réussissent ensuite leur vie, ceux-ci en sortent de toute façon transformés et grandis.
 

Lire article - Les séjours de rupture ?
Lire interview - Cudennec Mickaël - Itinérance
Lire interview - Le Moal Martine - La permanence
Lire critique de livres - Grandeur nature Grandeur Nature
Lire critique de livres - Marcher pour s’en sortir

 

 

Jacques Trémintin - LIEN SOCIAL ■ n°1079 ■ 18/10/2012